FLUX NUMERO 100 # > Artistes, chercheurs et réseaux

 

En réseau, des expériences artistiques distribuées

Samuel Bianchini, Francesca Cozzolino

À partir de quelques travaux récents de Samuel Bianchini (Surexposition 2014-2016 ; Discontrol Party, 2009-2011 ; All Over, 2009), cet entretien donne à comprendre la façon dont une expérience artistique peut être distribuée entre plusieurs acteurs humains et non-humains qui se trouvent face à des œuvres engageant la représentation ou l’utilisation de réseaux de diverses natures, hertziens (pour la mobilité), filaires, sociaux ou financiers. Ces dispositifs, prenant des formes variées - de l’installation dans la ville à l’œuvre interactive présentée en galerie -, provoquent des expériences collectives situées dans lesquelles l’action y est distribuée à travers les différents agents en interaction : le public, les objets, les interfaces, les réseaux de télécommunication, les serveurs, les « terminaux » et autres « devices ».
Ce dialogue permet également de remettre en perspective les recherches de l’artiste en remontant jusqu’à ses premières expériences, lorsque, dès 1993, il s’attachait à créer de la résistance dans les flux pour les rendre visibles (EXPOSE, INTERPRETE, performances visiophoniques, 1993 et 1994) ou à ses projets coopératifs inaboutis (projet de projet, 1995-1998, If I Were U, depuis 1999) focalisés sur la dimension intrinsèquement collective, hybride et toujours processuelle des réseaux électroniques.
Ces œuvres invitent à penser la notion de réseau avec une approche autant sensible que pragmatique grâce à des formes conceptuelles et matérielles qui renouvellent le lien entre représentation et action.

Surexposition. Œuvre interactive pour l’espace public, en installation et pour smartphones, 2014-2016. Un projet Orange/EnsadLab conçu et réalisé sous la direction de Samuel Bianchini en collaboration avec Dominique Cunin (EnsadLab), Catherine Ramus (Orange Labs/Sense) et Marc Brice (Orange Labs/Openserv), dans le cadre d’un partenariat de recherche avec Orange Labs. Lyon, décembre 2014. Photographies : Samuel Bianchini.

1.
Francesca Cozzolino : Tes œuvres engagent la notion de réseau de plusieurs manières. Commençons par la notion de réseau liée à la ville, à la réticulation croissante du territoire. Je pense par exemple à Surexposition (2014-2016) [1] et plus précisément à la version exposée en février dernier au Palais de Tokyo. Il s’agit d’une installation qui touche à la fois aux réseaux électroniques en même temps qu’aux réseaux sociaux (via une application sur smartphones) et qui les fait converger sur un dispositif d’écriture collectif et public, affichant des écrits en morse à une échelle monumentale, celle de la ville.
Cette œuvre ne cantonne pas le réseau dans un dispositif avec des interacteurs fixes ; le réseau est aussi hertzien, et les interacteurs sont mobiles, pouvant être à distance (mais avec un repère commun) ou les uns à côté des autres. Peux-tu décrire cette œuvre et la façon dont tu questionnes, avec celle-ci, les réseaux de téléphonie mobile ?

Samuel Bianchini : La notion de réseau mais aussi l’usage des réseaux électroniques, dans mes travaux comme dans certains que l’on mène à EnsadLab, sont en effets très présents. S’agissant de Surexposition, c’est un projet que j’ai conçu et dirigé pour le compte d’EnsadLab, dans le cadre d’un partenariat avec Orange incluant une collaboration avec Orange Labs, la division recherche et développement du groupe Orange. Plusieurs responsables d’Orange connaissaient nos travaux pour les œuvres sur supports mobiles, en particulier sur smartphones, et notre intérêt marqué pour l’interaction de groupe que nous interrogions déjà au sein du projet de recherche Cosima (« Collaborative Situated Media ») [2]. Orange nous a ainsi interpellés afin que nous concevions et réalisions un dispositif artistique de grande ampleur, pour l’espace urbain, à destination, d’abord, de la Fête des lumières de Lyon. Ce cadre festif n’était pas simple, compte tenu de sa direction artistique médiocre. En revanche, le caractère « grand public » de l’événement était stimulant, tant par le nombre de spectateurs présents que par leur diversité. La seconde version de l’œuvre a été produite, quant à elle, en février de cette année (2016), pour le Palais de Tokyo.
Expérience artistique collective, située dans l’espace urbain, Surexposition prend forme à travers une application pour smartphones et une installation. Cette dernière est constituée d’un grand monolithe noir de plus de 6 mètres de haut qui pulse un intense faisceau de lumière blanche dans le ciel, au cœur de l’espace urbain, visible de toute la ville. Ce faisceau s’éteint et s’allume, produisant des signaux, une forme de communication donnée à percevoir comme telle, sans même qu’il soit nécessaire de la comprendre, de déchiffrer ce langage qui s’avère être du morse, l’un des premiers protocoles de communication codés. Celui-ci est également représenté, graphiquement cette fois, sur l’une des faces du monolithe. De gros points ou tirets blancs défilent, de bas en haut, imprimant leur rythme au dispositif. Lorsqu’ils atteignent le sommet du monolithe, ils sont convertis en lumière. Ces mêmes signes défilent également, à l’échelle de la main, sur l’écran des smartphones du public connecté. Et, cette fois, la lumière est émise individuellement par le flash de ces appareils, en rythme. Pour la seconde version de l’œuvre, une composition sonore a été réalisée par Roland Cahen, construite elle-aussi à partir du morse et diffusée par l’installation comme par les smartphones. Ce sont des messages que chacun peut envoyer, via son smartphone, qui sont ainsi transformés en morse et adressés publiquement, à tous et au ciel ; « diffusés » serait d’ailleurs plus juste tant l’adresse est floue. Les membres du public qui le souhaitent peuvent ainsi s’exposer, pour une minute, à l’échelle de la ville. Cette minute d’exposition n’est d’ailleurs pas sans rappeler les quinze minutes de célébrité médiatique qu’Andy Warhol anticipait déjà, pour chacun de nous, participants à nos sociétés médiatiques [3]. Ces messages sont affichés en sur-titrage sur le monolithe et sur l’interface de l’application.

Surexposition. Œuvre interactive pour l’espace public, en installation et pour smartphones, 2014-2016. Un projet Orange/EnsadLab conçu et réalisé sous la direction de Samuel Bianchini en collaboration avec Dominique Cunin (EnsadLab), Catherine Ramus (Orange Labs/Sense) et Marc Brice (Orange Labs/Openserv), dans le cadre d’un partenariat de recherche avec Orange Labs. Lyon, décembre 2014. Photographies : Samuel Bianchini.

L’ensemble se devait d’être synchronisé, via les réseaux de données tant hertziens que câblés, car c’est bien le rythme qui constitue la dimension principale de ce projet. C’est le rythme qui cherche à créer du commun en-deçà de la communication. C’est aussi le rythme qui peut nous abstraire des messages pour privilégier une expérience sensible partageable localement - sur le site du monolithe - comme à l’échelle de la ville. Pouvant être à la fois tenu dans la main, via les smartphones, et visible dans la ville et le ciel, ce dispositif hybride et multiple met en œuvre le réseau et tente de le rendre sensible via une esthétique élémentaire. Des visualisations sont associées au dispositif afin d’étayer cette approche en rendant perceptible ce réseau et ses usages. Ainsi peut-on prendre le pouls de la ville grâce à une cartographie de l’usage du réseau de téléphones mobiles en temps réel, présente sur smartphones comme autour du monolithe, projetée au sol tel un tapis de données. Loin de n’être qu’une installation monumentale, il s’agit d’une œuvre dont on peut faire l’expérience à la fois individuellement et collectivement, via la ville et les réseaux.

Surexposition. Œuvre interactive pour l’espace public, en installation et pour smartphones, 2014-2016. Un projet Orange/EnsadLab conçu et réalisé sous la direction de Samuel Bianchini en collaboration avec Dominique Cunin (EnsadLab), Catherine Ramus (Orange Labs/Sense) et Marc Brice (Orange Labs/Openserv), dans le cadre d’un partenariat de recherche avec Orange Labs. Paris, Palais de Tokyo, février 2016. Photographies : Samuel Bianchini.

2.
Francesca Cozzolino : Comme Surexposition le montre, dans tes créations, l’action est souvent distribuée à travers un réseau d’acteurs qui participent de la construction d’environnements interactifs, résultats de leurs actions conjointes et de leur co-présence. Je pense à Jeux pOlymiques (2003) [4], une image interactive partagée via internet, ou à Discontrol Party (2009-2011) [5], un dispositif qui repose sur la rencontre entre les activités et les données produites par un grand nombre d’acteurs se retrouvant dans des circonstances festives. Ces œuvres impliquent une participation « opératoire » qui prend des formes diverses, mais toutes sont issues d’interactions entre différents agents et évoquent l’idée d’un réseau d’acteurs qui se manifeste dans une chaîne d’actions aussi bien individuelles que collectives, dans des contextes variés - de la salle de spectacle à l’espace public - renouvelant ainsi les manières dont l’art peut faire communauté et dont le public peut contribuer à une œuvre.

Discontrol Party. Dispositif festif interactif, 2009-2011. Samuel Bianchini (sous la dir.). Projet développé dans le cadre de recherches sur le Large Group Interaction à EnsadLab, laboratoire de l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad, PSL Research University, Paris), Paris, avec le soutien du pôle de compétitivité Cap Digital et de la Région Île-de-France dans le cadre du programme « Futur en Seine », 2011, en partenariat avec la Gaîté Lyrique. Photographie : Samuel Bianchini.

Dans tes travaux, on peut percevoir un écho aux théories de John Dewey, lorsqu’il postule que c’est l’expérience qui fait l’art [6], tout comme une mise à profit des théories de l’acteur-réseau. L’installation Discontrol Party m’évoque ainsi le passage d’un article de Bruno Latour qui dit : « Agir c’est être toujours dépassé par ce qu’on fait. Faire, c’est faire faire. Quand on agit, d’autres passent à l’action. Il s’ensuit qu’on ne peut jamais réduire ou dissoudre un acteur dans un champ de forces - ou dans une structure. On ne peut que partager l’action, la distribuer avec d’autres actants. » [7]. Je sais que Bruno Latour est une de tes références, peux-tu expliquer comment tu mobilises ses théories et plus particulièrement la manière dont certaines de tes œuvres déjà évoquées font preuve d’une dimension distribuée et pragmatique ?

Samuel Bianchini : En effet, Surexposition met en œuvre cette dimension distribuée sans renoncer pour autant au caractère situé de toute installation. C’est même l’articulation des deux qui est centrale et qui s’effectue par le rythme. La temporalité cherche à créer du liant, du commun, un espace-temps commun, à travers un langage abstrait et rythmique dont l’expression est possible par différents médias : la lumière, le graphisme, le son... Plus que la compréhension, c’est la préhension sensible et active qui est importante : comment faire ressentir et « faire faire » ? Comment envisager l’esthétique comme facteur d’attachement comme, d’ailleurs, de détachement ? Comment donner des prises par l’expérience plutôt que par l’énonciation, à l’instar des modes d’emploi ? Il y a une question posée par Bruno Latour qui m’intéresse beaucoup : comment « passer de la notion d’attachement à la notion de réseaux » et vice-versa [8] ? Je souhaite donner des éléments de réponse à cette question, partant du principe que ces attachements se définissent par et dans les expériences esthétiques qu’ils mettent en œuvre. Le sensible joue un rôle prépondérant dans l’attachement. Comme le postule Bruno Latour, l’attachement est « source de l’action [, il] désigne […] ce qui émeut, ce qui met en mouvement » [9]. Dans Surexposition, comme dans beaucoup d’œuvres qui travaillent avec le réseau, il s’agit alors de penser et de créer des points d’attachement qui sont aussi des points de ralliement et qui questionnent et redistribuent les relations des uns aux autres, de l’un au collectif. Si ces points incarnent des relations affectives et effectives individuelles, ils ne se coupent pas pour autant de leur situation collective.
Mettre en œuvre une activité distribuée via les réseaux est effectivement une préoccupation constante de tout un pan de mon travail. Si Jeux pOlymiques concrétise mon intérêt pour le réseau et les environnements partagés ou distribués depuis quelque temps, il y a eu d’autres projets bien avant, puisque j’ai commencé à travailler sur ces problématiques à partir de 1992, stimulé par ma rencontre avec Don Foresta [10] et Georges-Albert Kisfaludi, à l’Ensad, où j’étais alors étudiant, puis également avec Andy Deck [11], alors jeune artiste américain du net en post-diplôme à l’Ensad. C’est dans ce contexte que j’ai participé activement à la création puis à la coordination d’un projet collectif : projet de projet (1995-1997) [12]. Ce projet était une plate-forme coopérative de co-conception avant l’heure : il s’agissait de mettre en place, sur et avec le web, un environnement permettant de travailler collectivement sur des projets artistiques. Non pas sur des réalisations abouties, mais sur des projets, jamais terminés puisqu’ils pouvaient sans cesse faire l’objet de reprises, d’incrémentations et de versionalisations. Dans l’esprit du copyleft, dont nous commencions à être alors très imprégnés [13], nous souhaitions repenser le statut des œuvres et des auteurs dans le contexte du développement des réseaux électroniques.

Reproduction de la page présentant projet de projet (1995-1997), projet de site web coopératif porté par l’association Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde, in Samuel Bianchini, L’interface-conscience comme modèle, Catalogue de l’exposition Post-diplôme, École régionale des Beaux-Arts de Nantes, mai 1996, p. 16.

Avec projet de projet, la mise en abyme de la notion de projet était directement liée au fait de partager publiquement l’espace-temps de sa conception et de nous inscrire dans une dynamique telle que celle portée très tôt par Roy Ascott sur l’« auteur distribué » - et même, devrions-nous dire, l’ego distribué. Ainsi, de bonnes références en la matière sont encore le dispositif La Plissure du texte que Roy Ascott créa au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 1983 [14] puis « Épreuves d’écriture » un dispositif en réseau (via le Minitel) de définition de notions par un collectif d’auteurs mis en place sous l’égide de Jean-François Lyotard dans le cadre de l’exposition Les Immatériaux en 1985 [15]. On peut d’autant plus parler de « dispositif » pour toutes ces œuvres qu’elles sont fondées sur des agencements socio-techniques et sur des protocoles, des règles d’organisation et de production collectives nous rappelant que le terme de dispositif est d’abord juridique : un texte qui dit ce que l’on peut ou ne peut pas faire, qui « fait faire », un texte performatif. Ainsi, en tant que dispositions juridiques (licences), le copyleft et l’open source sont bien fondamentaux pour ce type de pratiques.
On ne peut minorer également un autre champ particulièrement porteur des dimensions qui nous intéressent ici, les jeux vidéo, en particulier lorsqu’ils épousent la dimension collective et le potentiel de partage des réseaux. À la fin des années 1990, influencé par ce nouveau champ de création et travaillant alors aux côtés de Stéphane Natkin au Cnam [16], j’ai commencé à développer, avec plusieurs partenaires, un autre projet que j’aimerais considérer comme toujours en cours tant je ne parviens pas à l’abandonner alors que je n’ai réussi à en réaliser qu’une maquette tout juste « jouable ». Car il s’agit d’un environnement artistique ludique en réseau, partagé en temps réel, If I Were U (IIWU) [17], dont l’esthétique n’est finalement pas si lointaine de Surexposition. Sorte de jeu de cubes collectif d’abord plongé dans le noir, avec un design sonore élaboré et interactif, l’environnement en question matérialise le regard de chacun des joueurs par une projection lumineuse qui leur permet de se mouvoir dans le jeu et de se confronter aux autres. Ainsi concrétisés, ces regards font l’objet d’une comptabilité : ils peuvent être mesurés suivant leur intensité, la localisation de ce qu’ils observent et leur croisement avec les autres. C’est sur cette gestion des regards monnayables en « points de vue », en « povs » que la dimension ludique d’IIWU devait être développée pour mettre en jeu une « économie du regard » à pratiquer collectivement sur internet. Même si cette dimension du réseau est un peu moins présente aujourd’hui après le désintérêt qu’a subi Second Life, je crois encore beaucoup à ces formes d’environnements partagés toujours très en vogue dans les jeux de stratégie dans des univers persistants. Et si le jeu vidéo d’auteur se révèle depuis quelques années, je reste très intéressé par le développement de jeux vidéo d’artiste, y compris avec des moteurs non-propriétaires qui permettent d’associer des dynamiques collectives de jeu et de développement informatique, conjugaison qui a sans doute manqué à Second Life, trop fermé. Ces préoccupations artistiques doivent aussi prendre en compte, comme nous l’avions fait avec IIWU, une autre pensée de la représentation des acteurs humains dans ces environnements, une autre conception des avatars. Nous ne sommes en rien obligés d’adhérer à ces représentations anthropomorphes naïves et poussives, symptomatiques d’une course impuissante au photoréalisme.

Capture d’écran de la maquette d’If I Were U. Une économie du regard. Projet d’environnement artistique ludique multiutilisateurs, 2000, Samuel Bianchini.

Par la suite, m’appuyant sur deux de mes travaux interactifs « mono-utilisateurs » bien éprouvés en exposition (Sniper, 1999 [18] et D’autant qu’à plusieurs, 2001 [19]) j’ai conçu et réalisé Jeux pOlymiques, une œuvre un peu aride mais focalisée sur ces questions. On ne peut pas parler d’environnement partagé pour celle-ci, mais plus simplement d’image partagée, une image qui représente une mosaïque humaine : une chorégraphie - pour l’ouverture des jeux olympiques de Séoul, en 1988 - d’un grand nombre de figurants portant des panneaux colorés afin de reconstituer le signe des anneaux olympiques surmontés d’une flamme s’animant au gré des mouvements parfaitement synchronisés de cette foule. Cette organisation soumise à un ordre supérieur représenté me semblait digne d’être remise en jeu sur les réseaux, mise à l’épreuve d’un collectif pouvant prendre appui sur cette image pour s’organiser à son tour, afin de recomposer ou de décomposer cette image en mouvement. Ainsi Jeux pOlymiques reprend-elle cette image en redoublant la mosaïque humaine d’un découpage régulier de l’image dans laquelle chaque morceau peut être animé indépendamment suivant le clic de l’un des spectateurs. Maintenus, ces clics permettent de produire des signes individuels animés (voire des signatures), en contradiction avec la recomposition globale du signe de la compétition harmonieuse mondiale que représente celui des jeux olympiques. À l’instar de son titre, Jeux pOlymiques, l’action collective stimulée par un symbole commun est mise à l’épreuve pour finir le plus souvent en désordre si ce n’est en conflit collectif dans lequel chacun cherchera à exprimer sa propre voix. Cette œuvre a été pensée pour répondre à un double impératif : 1- collective, elle doit pouvoir aussi fonctionner lorsqu’on est seul (c’est peut-être une des conditions de l’attachement) ; 2- l’expérience individuelle et collective que l’on peut avoir avec cette image doit pouvoir être comprise sans énonciation : pas de règles préalables, le symbole commun pouvant stimuler sa recomposition. C’est un challenge tant l’organisation collective nécessite des règles communes.
Réalisée pour le réseau, comment, dès lors, présenter une telle œuvre dans une exposition ? Je ne l’ai déployée qu’une seule fois en installation : lors de mon exposition personnelle Maintenance [20]. La configuration retenue était proche de celle des « LAN Party » : c’est-à-dire de salles aménagées pour recevoir des joueurs qui vont jouer ensemble, dans le même lieu, mais séparément, en réseau, pour mieux se retrouver dans leurs environnements partagés, via leurs avatars. Et si LAN signifie « Local Area Network », ce réseau local peut aussi être ouvert au réseau global et donc permettre la mise en relation de ce collectif local avec d’autres joueurs distants voire d’autres collectifs pouvant alors se constituer en équipes. C’est aussi ce que j’avais fait en disposant une dizaine d’écrans côte à côte et face à face, en quinconce, autour d’une longue table haute, une sorte de pupitre, permettant à une dizaine de personnes d’agir simultanément à travers cette image tout en étant en présence les unes des autres - les unes face aux autres ou à côté des autres - mais pouvant aussi être confrontées à des actions à distance, le tout communiquant en temps réel via internet. Le multiple et les rapports de forces qu’il induit pouvaient se jouer aussi bien en local qu’à l’échelle mondiale : le situé rencontrait déjà le distribué via le colocalisé.

Jeux pOlymiques. Dispositif d’image interactive multiutilisateurs sur internet et installation, 2003, Samuel Bianchini. Maintenance, exposition personnelle de Samuel Bianchini, École européenne supérieure de l’image, Poitiers, mai 2010. Photographie : Samuel Bianchini.

Jeux pOlymiques. Dispositif d’image interactive multiutilisateurs sur internet et installation, 2003, Samuel Bianchini. Capture d’écran.

3.
Francesca Cozzolino : Jeux pOlymiques engage le devenir d’une expérience partagée via le réseau internet. Tes travaux mettent souvent en œuvre des réseaux numériques, généralement pensés comme immatériels. Cependant, le réseau peut prendre également des formes matérielles, surtout si on l’envisage sous l’angle de ses infrastructures. Pourrais-tu expliquer les raisons de cette prédilection pour le réseau numérique et la façon dont tu peux envisager la matérialité des réseaux ?

Samuel Bianchini : Il est nécessaire de redire l’importance de la matérialité et même des matérialités des réseaux alors que nous avons tendance à nous en abstraire. Rappelons brièvement que les réseaux électroniques dont nous parlons ici sont des réseaux de télécommunication tous basés sur le même protocole : IP, pour Internet Protocol, datant pour sa première version de 1974. Avant d’être un réseau, Internet est un protocole, c’est-à-dire un ensemble d’éléments et de règles de langage sur lesquels tous les utilisateurs de ce protocole sont d’accord, qu’ils partagent, même si à la base ils parlent des langages différents. Au milieu des années 1970, c’est cette stratégie qui a permis de faire communiquer, via les réseaux filaires, des ordinateurs disposant de systèmes et donc de langages hétéroclites. Et le fait d’avoir rendu irréversiblement public et gratuit ce protocole en a assuré la distribution, donc l’usage, donc la force commune intrinsèque. C’est comme cela que ce protocole a permis de forger le réseau de réseaux : chaque petit réseau s’interconnectant pour en former un plus grand et finalement créer une toile à l’échelle mondiale. Mais avant d’être ce réseau langagier, en partie abstrait, il s’agit bien d’un réseau concret fait de câbles, d’antennes et de satellites dont les cablo-opérateurs restent des acteurs stratégiques. Même si la forme, par nature, réticulaire, doit précisément permettre d’adopter une multitude de chemins pour communiquer, certains axes, ou plutôt « lignes » ou « arêtes » (raccordements entre deux points) et certains « nœuds » (les points en question) sont beaucoup plus importants et stratégiques que d’autres, à l’instar des câbles transcontinentaux.
Si on aimerait croire que le réseau - le rhizome, pour reprendre la métaphore de Gilles Deleuze et Félix Guattari [21] - est le signe d’une déhiérarchisation totale, on se trompe, et la structure matérielle et géographique des réseaux est là pour nous le rappeler. La hiérarchie est peut-être, elle aussi, davantage distribuée mais elle perdure. Et même Gilles Deleuze et Félix Guattari, si enclins à opposer rhizome et arborescence au début de leur texte, se ravisent progressivement dans ce même texte pour adopter finalement une position moins dichotomique [22]. La structuration matérielle des réseaux est certainement un des meilleurs indicateurs de la façon dont ils organisent le pouvoir. Leur soi-disant immatérialité peut alors être une forme de leurre, à l’instar du « cloud » qui pose de véritables problèmes éthiques (par le stockage de nos données à distance sur des serveurs bien physiques aux accès douteux) en même temps qu’écologiques (le transfert de données à distance devenant la norme).
Il n’est pas étonnant que certains « opérateurs » de réseau d’eau, d’électricité, de trains soient devenus des opérateurs de premier ordre dans le transport de l’information, à l’exemple de la Lyonnaise des eaux qui a participé à l’essor de SFR. À la structure de tuyaux et autres voies, on ajoute des câbles, des couches. Il faut alors penser les réseaux en couches de natures bien différentes et en couches aussi au sein de réseaux de même nature, comme l’analyse par exemple Daniel Parrochia [23]. Ces couches peuvent être matérielles comme logicielles, des relations étant bien souvent à l’œuvre entre ces couches et certains réseaux peuvent interopérer, comme le font sans cesse les réseaux hertziens et filaires, pour les datas. On le voit, les réseaux sont une affaire complexe et particulièrement hybride dont les enchevêtrements se multiplient avec le temps. D’où l’importance des protocoles pour permettre l’interopérabilité et la communication.
Revenons aux réseaux qui nous intéressent prioritairement, ceux de l’information et de la communication. Après IP, d’autres protocoles sont venus se greffer sur celui-ci, TCP, etc., mais surtout HTTP (Hypertext Transfer Protocol), le protocole du World Wide Web, créant à partir de 1988 une couche sémantique multimédia au-dessus d’IP et tributaire, comme les autres, de ce protocole. Ce réseau sémantique, basé sur l’indexation de documents et de leur contenu, a crû de façon phénoménale grâce à la possibilité de créer des liens entre ces contenus. Aujourd’hui, son développement se poursuit grâce à ses technologies interactives de plus en plus évoluées (HTML 5 et JavaScript principalement) dont la standardisation publique est assurée par le W3C (World Wide Web Consortium). Ces développements publics sont essentiels. On peut toutefois, à la suite de Ted Nelson, l’inventeur de l’hypertexte, regretter que les liens soient orientés, non réciproques, nullement à double sens. Face à la hiérarchisation dont il est question ici, d’autres modèles sont en jeu, beaucoup moins tributaires d’une logique dominante « client-serveur » : des réseaux « peer to peer » dans lesquels chaque machine peut se constituer en nœud et en serveur, ou tout au moins en relais pour les autres. Ainsi, pourrait-on voir se développer de plus en plus des réseaux ad hoc, c’est-à-dire temporaires, construits en « bottom-up » à partir de machines (souvent embarquées) des utilisateurs. Cette dimension est très intéressante : loin de n’être que technique, elle est aussi socio-économique pour ne pas dire politique [24] (comme c’est souvent le cas avec ces technologies), et doit être envisagée du point de vue artistique. Les réseaux ne sont pas, dans ce cas, des structures d’échanges déjà données, mais se constituent par leurs usagers multiples, dans l’usage, avec une nécessité collective. Ces dimensions rejoignent alors nos recherches sur les médias coopératifs situés et le développement de projets tels que Surexposition. La matérialité du réseau est donc aussi une physicalité des corps, de leur position géographique et de leurs relations. Il faut penser les réseaux dans leur dimension circulatoire (et fonctionnelle) autant que dans leur dimension structurelle, leur maillage, tels des filets - qui était bien leur sens initial - couvrant les territoires. Avec le sans fil, ces deux dimensions se voient davantage confondues et la structure réticulaire doit être envisagée selon des modalités de plus en plus dynamiques et protéiformes.

4.
Francesca Cozzolino : Une autre de tes œuvres repose sur le réseau, cette fois-ci, non plus pour en faire usage mais pour le rendre visible. Je pense à All Over [25], produite en 2009, œuvre qui pose la question des flux boursiers et la nécessité de les représenter. Ici, nous sommes face à une image en train de se faire, par l’intégration et l’affichage même des données du réseau. Pourrais-tu revenir sur la genèse de cette œuvre et expliquer comment celle-ci rend visibles les mouvements financiers par un dispositif qui lie l’image aux données issues du réseau ? La logique des flux ne détermine-t-elle pas ici l’ontologie même de cette image, qui, autrement, ne prendrait pas forme ?

All Over. Dispositif sur internet et installation, 2009, Samuel Bianchini. Projet produit par le Jeu de Paume en partenariat avec Corbis France. Capture d’écran.

Samuel Bianchini : All Over s’inscrit dans la perspective d’If I Were U : je suis préoccupé, depuis une quinzaine d’années, par la lubie quantificatrice de nos sociétés qui cherchent à tout évaluer et à tout rabattre sur la possibilité de comptabiliser et donc de financiariser. Tout doit pouvoir être converti en monnaie, à commencer par le regard, comme dans IIWU, fondé sur une mise en œuvre critique du « pay per view ». Aujourd’hui, c’est plus généralement l’attention qui est ciblée ; on parle alors d’économie de l’attention. En 2008, quelques mois avant la crise financière, j’ai créé Valeurs croisées [26], précisément à l’endroit de la tension, voire du conflit, entre valeur morale et valeur financière, dans le cadre de la biennale de Rennes du même nom, Valeurs croisées, qui portait sur les relations entre le monde de l’entreprise et celui de l’art. L’installation Valeurs croisées se compose d’un mur de compteurs de distances qui indiquent en temps réel les distances de tout corps se trouvant face à eux.

Valeurs croisées. Installation interactive, 2008. Samuel Bianchini. Produite dans le cadre d’un contrat de recherche externalisée entre Orange Labs et le CiTu pour la Biennale d’art contemporain de Rennes, « Valeurs croisées », 2008. Photographie : Samuel Bianchini.

C’est cette même année que le Jeu de Paume m’a proposé de réaliser une œuvre pour son espace virtuel. J’ai donc conçu All Over qui, cette fois, allait directement mettre en œuvre ces flux financiers, les flux boursiers, en temps réel. All Over est un dispositif sur internet fondé sur une série d’images de manifestants et de traders à la criée. Ces images sont reproduites en ASCII Art, c’est-à-dire uniquement avec des caractères typographiques : les 10 chiffres, le point, et les 4 signes des principales monnaies. Mais ces signes ne sont pas fixes, ils sont tributaires des données boursières, des indices qui alimentent l’image choisie permettant à la fois de l’afficher alors qu’en même temps ils en menacent la visibilité. Compte tenu de la domination hégémonique actuelle de l’économie et plus précisément de la financiarisation, dans tous les domaines, y compris l’art, il me semble essentiel de rendre davantage visibles ces forces qui se complaisent dans leur pseudo-insaisissabilité - à l’instar de cette « main invisible » censée réguler les marchés - alors qu’au contraire, elles méritent d’être pensées comme des médias, perceptibles et réifiables, et, de surcroît, aisément calculables puisque telle est leur nature. J’ai d’ailleurs été interpellé lorsque j’ai découvert, au moment de mes recherches pour ce projet, qu’une agence comme Reuters avait deux métiers : l’information médiatique et l’information financière. Il faut en effet penser davantage les finances comme médias - tel que l’envisageait d’ailleurs Marshall McLuhan - et penser nos modes de représentation actuels en prise avec les modes opératoires qui régissent nos sociétés. La logique de flux doit nécessairement être couplée à une logique opératoire. Nous ne sommes plus au vingtième siècle où le modèle mass-médiatique fondé sur la diffusion et le « déroulement » temporel, linéaire, dans le sillage du cinéma, était dominant. Lors de mes tout premiers travaux avec les réseaux, il me semblait déjà pertinent d’opposer une résistance dans les flux, un peu comme on peut penser la lumière émanant d’un filament traversé par un courant électrique. Rendre visible le flux en prenant position, en l’interceptant et lui opposant une résistance est une conception qui me semble encore d’actualité et qui n’est pas sans lien avec les positions modernistes visant à révéler le médium tout en travaillant avec. Ainsi, lors de la performance visiophonique EXPOSE, réalisée en 1993, j’explorais la mise en œuvre de la compression temporelle. Car, pour véhiculer le plus vite possible des informations, il ne suffit pas d’augmenter la capacité des « tuyaux » mais aussi de traiter les flux, les compresser, pour en diminuer le poids. Ce principe est encore en usage, produisant une différence de résolution au sein d’une même image en mouvement : les parties davantage fixes sont plus définies que celles bougeant beaucoup, la définition est localisée et progressive dans le temps, le tout étant conditionné par la capacité et la disponibilité du réseau. Ainsi, en travaillant le mouvement avec mon interprète, tel un chorégraphe, était-il possible de mettre en œuvre une « profondeur de temps » dans l’image, visible à distance et relatant ainsi les qualités temporelles de l’action et du réseau. L’image n’est pas un simple vecteur de réalité à distance mais est aussi affirmée pour sa propre réalité matérielle révélant son médium et donc ses modes de transport, de flux. À l’instar de All Over ou d’EXPOSE beaucoup de mes travaux sont en lutte avec leur système de représentation : ce sont des théâtres d’opérations auxquels le public peut assister ou prendre part.

EXPOSE. Performance visiophonique, 1994, Samuel Bianchini. École des Beaux-arts de Nantes/France Télécom, Les Halles, Paris. Photographie : Samuel Bianchini.

INTERPRETE. Performance visiophonique, 1996, Samuel Bianchini. École des Beaux-arts de Nantes/Ars Multimédia, Metz. Photographie : Samuel Bianchini.

5.
Francesca Cozzolino : Tu revendiques une « esthétique opérationnelle » [27], avec la création d’œuvres qui impliquent des opérations physiques autant que symboliques, « nous incitant à agir autant qu’à contempler et réfléchir », annonce ta biographie sur ton site. Il s’agit d’œuvres « en acte », pour reprendre la formule de Jean-Paul Fourmentraux. Ces œuvres sont « ce qu’elles font faire » [28] lorsqu’elle sont actées par des agents différents qui interagissent. Cette intention de donner forme à une esthétique qui ait un pouvoir d’action sur le monde traduit-elle une position politique particulière ? Et si l’on revient à la façon dont tes œuvres performent les réseaux, doit-on les envisager comme une démonstration du réseau ou bien tes œuvres proposent-elles également une critique de la société des réseaux et de l’instantanéité du présent ?

Samuel Bianchini : Depuis la cybernétique, avec une accélération considérable à partir des années 1990, les technologies électroniques et numériques, dont les réseaux, ont profondément modifié notre monde, dans tous les domaines. C’est un truisme. Aujourd’hui, leur imbrication avec les autres sciences - en particulier la physique, la chimie et la biologie, tout comme avec les sciences humaines - va être à l’origine de nombreux bouleversements. Il ne s’agit pas pour moi d’être spectateur de ces changements ni non plus d’en être un acteur béat, un simple utilisateur, m’inscrivant dans un mouvement qui serait déjà et irrémédiablement donné et acquis. Comme je l’ai déjà mentionné, une dimension change fondamentalement notre monde et nos modes de représentation : le caractère opérationnel de toutes ces techniques. Ces techniques peuvent être dites « performatives » tant elles sont liées au langage. Elles visent à permettre des opérations, des suites d’actions ordonnées, sur/ou à partir de tout ce qui nous entoure, notre environnement, à commencer par nos systèmes de représentation. C’est redoutable. On peut l’ignorer, le subir ou s’y adapter progressivement, s’y opposer aussi, mais je doute que la tendance s’inverse. Ma position consiste alors à considérer qu’il ne s’agit pas de subir, mais que l’on peut orienter, ouvrir, donner à réfléchir et même à contempler en cherchant quelles dimensions esthétiques mettre en œuvre, refusant la dichotomie entre l’artistique et le technique, le symbolique et l’opératoire. Quand je dis ouvrir, cela consiste aussi à envisager le rôle des artistes du côté des instruments, c’est-à-dire de considérer cette situation, ces situations (car elles sont multiples) comme modifiables, configurables et même constructibles. L’art n’est pas là pour nous donner à constater les dégâts ou même la beauté du monde, comme s’il n’en faisait pas tout à fait partie. Au contraire, je crois que l’art permet de prendre position dans le monde en offrant des prises pour la perception et aussi pour l’action, sans renoncer pour autant à provoquer des formes de distanciation et de réflexion. Le processus de résistance dans les flux participe de ce double mouvement. Et provoquer des façons d’être au monde, par le sensible, l’expérience esthétique, ne nous coupe pas, non plus, bien entendu, du symbolique. Pour autant, celui-ci ne nous est pas déjà donné, lui aussi, tel un message ; il est à coconstruire : il est ouvert, polysémique, ambigu, jamais certain. L’œuvre doit permettre d’œuvrer et de, peut-être, construire du sens, notre sens. L’expérience esthétique est pensée à l’aune de son opérationnalité : qu’est-ce qu’une œuvre peut faire et faire faire ? Dans ce paradigme opératoire, on s’éloigne de l’objet d’art pour remonter à ses conditions : du produit à la production, de la production à ses opérations, de l’opération à la coopération. Cette remontée n’est ni fonctionnaliste, ni dans une stratégie de défonctionnalisation duchampienne. Je m’intéresse aux opérations, aux actions immanentes, non vectorisées, qui ne s’épuisent pas dans leur but, des opérations sources d’expériences esthétiques, pratiques et symboliques. Et si ce qui se joue est bien un attachement actif, celui-ci ne peut se suffire de relations célibataires et décontextualisées. En prise avec leur monde, les œuvres sont facteur d’interdépendance ; elles rendent sensible cette nécessité, entre les hommes et les choses, entre les hommes, ou, tout simplement, entre les hommes et leurs environnements humain et non-humains. Il s’agit donc de poser les conditions d’une œuvre à faire, dont on diffère la mise en œuvre qui s’accomplira en « temps réel », lors d’une expérience esthétique - éminemment qualitative et non calculable - qui est aussi une expérience pratique et qui peut être partagée. C’est la mise en œuvre sans cesse actualisée qui fait œuvre. De ce point de vue, mon approche est-elle critique des réseaux, de leur interopérationnalité intrinsèque et de leur temporalité tant décriée par Paul Virilio ? Je ne sais pas. Je ne crois pas et je me méfie de ceux qui battent en retraite sous prétexte d’être « critiques ». J’essaie surtout d’avoir une démarche qui soit force à la fois de propositions, de positions et de réflexivité.

6.
Francesca Cozzolino : La dimension instrumentale et performative, que tu défends ici, caractérise beaucoup la manière dont tu mets en place tes projets. Ceux-ci impliquent souvent un réseau de collaborateurs différents : ingénieurs, techniciens, informaticiens, scientifiques, chercheurs en sciences humaines et sociales (ergonomes, anthropologues), institutions artistiques, financeurs privés, etc. Tes travaux créent des hybridations entre des approches scientifiques et artistiques et construisent de nouveaux réseaux de recherche. Les réseaux sont, par principe, des lieux d’échange et de circulation ; les collaborations qui se nouent autour de tes projets favorisent ainsi la création d’espaces de « recherche et création » pluridisciplinaires. Comment inities-tu ces réseaux pluridisciplinaires ? Quels en sont les protocoles, s’il y en a ?

Samuel Bianchini : Si notre monde complexe appelle à toujours plus de pluridisciplinarité, il est juste de constater que celle-ci est aussi stimulée par l’organisation réticulaire de nos sociétés et par les réseaux électroniques favorisant les échanges en tout genre. Pour ce qui concerne mes pratiques, à la fois en tant qu’artiste, chercheur et responsable d’un groupe de recherche en art et en design, il est généralement primordial de les développer en collectif pluridisciplinaire. S’ils nécessitent cette approche, les travaux que je mène - ou que nous menons - la motivent et la permettent : leur dimension opératoire associe des problématiques artistiques, sociétales (pour lesquelles les sciences humaines et sociales sont d’un grand secours), techniques et souvent, en-deçà, scientifiques, pouvant impliquer les sciences de l’ingénieur, la physique, la chimie, la biologie… Il y a donc un entremêlement des objets des travaux, des « projets », et de l’organisation humaine qui s’y consacre. Le projet peut être pensé comme un dispositif de coopération d’humains et non-humains. Et, en tant que projet, il donne une place considérable à la formalisation, c’est-à-dire à des formes de langage – et donc de protocoles – qui permettent la co-conception en vue d’une réalisation. Il faut donc s’entendre et se comprendre, chacun à partir de sa discipline et avec ses compétences singulières. Et on se doit de trouver des modalités de distribution de l’autorité et des responsabilités, sachant que chacun doit pouvoir valoriser ses travaux dans sa propre discipline, aux yeux de ses pairs. Par ailleurs, face à cette dichotomie « conception/réalisation » trop réductrice, dans une logique de projet, il est utile de réinstaurer de la porosité, du trajet, de l’expérimentation plus ou moins conditionnée, par exemple, par les termes d’un... projet. Ce dernier peut alors être reconsidéré à l’aune du trajet, de l’expérimentation. Il est prétexte avant de devenir projet. Ainsi, peut-on avancer en itérant, non seulement sans opposer des logiques de projet et d’expérimentation, mais encore en allant jusqu’à les faire jouer l’une avec l’autre pour avancer progressivement.
Enfin, dans le paradigme opératoire qui est le nôtre, si les œuvres opèrent, il faut aussi revenir aux instruments et aux dispositifs qui permettent de donner lieu à celles-ci. Ils sont ouverts : on peut les réagencer sans cesse et même en développer de nouveaux. C’est, me semble-t-il, l’endroit multipolaire où peut s’engager la recherche en art, une recherche en art focalisée sur les instruments et les dispositifs autant que sur les œuvres ; une recherche qui permet de partager ses conditions, ses processus autant que ses productions, sous le régime de la coopération artistique, pratique et esthétique.

Samuel Bianchini est artiste et enseignant-chercheur au sein d’EnsadLab, laboratoire de recherche en art et design de l’École nationale supérieure des arts décoratifs où il dirige le groupe de recherche Reflective Interaction axé sur la création et l’expérimentation de dispositifs interactifs et performatifs. Ses œuvres sont régulièrement exposées en France et à l’étranger : Art Basel, Institut français de Tokyo, Stuk Art Center (Leuven), Centre Georges Pompidou (Paris), Jeu de Paume (Paris), Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM) à Karlsruhe, etc.
Pour ses recherches qui interrogent en particulier l’incidence des dispositifs technologiques sur nos modes de représentation, nos nouvelles formes d’expériences esthétiques et nos organisations socio-politiques, il collabore avec des scientifiques et des laboratoires de recherche en ingénierie.

→ Samuel Bianchini, EndsadLab
→ Reflective interaction
→ Contexte technologique des écrans mobiles
→ The MisB Kit
→ Dispothèque

Francesca Cozzolino est enseignante de sciences humaines et sociales à l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad), PSL Research University, Paris, chercheure associée à EnsadLab, laboratoire de recherche en art et design de l’Ensad et membre affiliée au Laboratoire d’ethnologie et sociologie comparative (LESC-CNRS) de l’Université Paris Nanterre.
Spécialisée dans l’ethnographie des pratiques artistiques, ses travaux de recherche se situent à la croisée de l’anthropologie de l’art, de l’anthropologie de la culture matérielle et des visual studies. Depuis 2010 elle a réalisé de nombreuses enquêtes dans le monde de l’art et du design et mené plusieurs missions de recherche en France comme à l’étranger (Europe, États-Unis, Bénin, Mozambique) en développant une ontologie descriptive de la création. Elle a publié plusieurs chapitres d’ouvrages et articles scientifiques et elle contribue régulièrement à des revues d’art et de design ou des catalogues d’exposition. Elle collabore avec des artistes en mettant en œuvre des projets au croisement entre art et sciences sociales à forte dimension expérimentale et spéculative.

→ Francesca Cozzolino, EndsadLab
→ Sélection de publications

Notes

[1Pour plus d’informations et de documentation sur cette œuvre, voir : http://dispotheque.org/fr/surexposition

[2CoSiMa, projet soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR-13-CORD-0010, 2013-2017), coordonné par l’Ircam, avec l’Ensad, l’Esba TALM (École supérieure des beaux-arts de Tours Angers Le Mans), et les entreprises ID Scènes, NoDesign, Orbe. Pour plus d’informations, voir : http://cosima.ircam.fr

[3« In the future, everyone will be world-famous for 15 minutes », expression attribuée à Andy Warhol, en 1968, dans le programme d’une exposition de ses œuvres au Moderna Museet de Stockholm.

[4Pour plus d’informations et de documentation sur cette œuvre, voir : http://dispotheque.org/fr/jeux-polymiques. Pour y accéder en ligne : http://polymic.dispotheque.org

[5Pour plus d’informations et de documentation sur cette œuvre, voir : http://dispotheque.org/fr/discontrol-party

[6Dewey J. (2005, [1934]), L’art comme expérience, Pau, Publications de l’Université de Pau, Tours, Farrago.

[7Latour B. (1994), « Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l’interobjectivité », Sociologie du travail, vol. 36, no 4, 1994, p. 587-608 (cit. p. 601).

[8Latour B. (2000), « Factures/fractures. De la notion de réseau à celle d’attachement », in Micoud A. et Peroni M. (dir.), Ce qui nous relie, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, p. 189-208. Repris in Bureaud A. et Magnan N. (dir.) (2002), Connexions. Art, réseaux, média, Paris, École nationale supérieure des Beaux-arts, p. 604-623.

[9Idem, p. 623

[10Voir par exemple : Foresta D. et Mergier A. (1994), « Art en réseau : un art de la préfiguration », Revue d’esthétique, no 25, Les technimages, Cauquelin A. (coord.), Paris, Éditions Jean-Michel Place, p. 92.

[12Projet de site internet coopératif non abouti (1995-1997), développé par l’association Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde, dont les membres les plus actifs étaient : Sylvie Astié, Samuel Bianchini, Renny Bossu, Alain Declercq, Peter Hanappe, Didier Lechenne, Daniel Pressnitzer, Stéphane Sautour, et, au début du projet, Andy Deck. Dernière version en ligne : http://openproject.free.fr/p2p.
Voir aussi à ce sujet et plus largement sur ces questions dans les années 1990 en France : Sophie Deshayes, Joëlle Le Marec, Serge Pouts-Lajus et Sophie Tiévant, Observation et analyse d’usages des réseaux : atelier culture et autoroutes de l’information. Groupe de travail : éducation, formation, création, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 1998, p. 99-101.

[13Voir à ce titre : Bianchini S. (2003), « De l’open source à l’œuvre. À partir de deux expériences : le site web coopératif projet de projet et l’environnement partagé If I Were U », in Carlut C. (dir.), Copyright/copywrong. Actes du colloque, Le Mans-Nantes-Saint-Nazaire, février 2000, Éditions MeMo, 2003, p. 54-63.

[14Ascott R. (1983), « The Pleating of the Text : A Planetary Fairy Tale » (La plissure du texte : un conte de fées planétaire), créée pour l’exposition Electra au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, commissariat de Frank Popper. Cf. : http://www.medienkunstnetz.de/works/la-plissure-du-texte

[15C’est à partir de ce dispositif que fut produit le premier des deux tomes du catalogue de l’exposition : Noël C. (coord.) (1985), Les Immatériaux, catalogue d’exposition, commissariat Jean-François Lyotard et Thierry Chaput, Paris, Centre Georges Pompidou

[16Stéphane Natkin, qui, à la fin des années 90, concentra ses recherches en informatique sur les jeux vidéo, puis fonda en 2005, l’École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (Enjmin) à Angoulême.

[17If I Were U. Une économie du regard. Environnement artistique ludique multiutilisateurs, depuis 2000. Pour plus d’informations et de documentation sur cette œuvre, voir : http://dispotheque.org/iiwu

[18Pour plus d’informations et de documentation sur cette œuvre, voir : http://dispotheque.org/fr/sniper. Pour y accéder en ligne : http://sniper.dispotheque.org.

[19Pour plus d’informations et de documentation sur cette œuvre, voir : http://dispotheque.org/fr/dautant-qua-plusieurs. Pour y accéder en ligne : http://dautan.dispotheque.org.

[20Maintenance, exposition personnelle de Samuel Bianchini, École européenne supérieure de l’image, Poitiers, 4 mai au 4 juin 2010. Commissariat : Jean-Jacques Gay.

[21Deleuze G. et Guattari F. (1980) « Introduction : Rhizome », in Deleuze G. et Guattari F., Capitalisme et schizophrénie. 2, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, p. 9-37.

[22« Il y a des nœuds d’arborescence dans les rhizomes, des poussées rhizomatiques dans les racines. », in Deleuze G. et Guattari F., Capitalisme et schizophrénie. 2, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, p. 30.

[23Parrochia D. (1993), Philosophie des réseaux, Paris, PUF, en général et p. 245 en particulier.

[24C’est ainsi que l’application FireChat fonctionne, application qui a été, par exemple, beaucoup utilisée par les manifestants lors de la révolte dite des « parapluies » à Honk Kong en 2014.

[25Pour plus d’informations et de documentation sur cette œuvre, voir : http://dispotheque.org/fr/all-over. Pour y accéder en ligne : http://allover.dispotheque.org.

[26Pour plus d’informations et de documentation sur cette œuvre, voir : http://dispotheque.org/fr/valeurs-croisees.

[27Bianchini S. et Fourmentraux J.-P. (2007), « Médias praticables : l’interactivité à l’œuvre », Sociétés, no 96, Bruxelles, De Boeck Université, p. 91-104.

[28Fourmentraux J.-P. (2005), Art et Internet, Paris, CNRS Éditions, p. 18.