FLUX NUMERO 100 # > Artistes, chercheurs et réseaux

 

La programmation artistique de la gare d’Austerlitz. Une institutionnalisation pragmatique

Nacima Baron, Dariush Kowsar

Introduction

Photo et musique actuelle, piano romantique et jeux de sons et de lumière, polar et bande dessinée... voilà bientôt 6 ans que la gare d’Austerlitz s’ouvre aux artistes et accueille des événements culturels et artistiques en partenariat avec des institutions culturelles de premier plan, comme la Nuit Blanche ou la FIAC.

Dariush Kowsar, son directeur, et Nacima Baron ont déjà collaboré dans le cadre d’un séminaire co-organisé par SNCF Gares & connexions et le PUCA en 2016 (encadré 1), questionnant une vingtaine de chercheurs, d’artistes et de commissaires d’exposition sur leur vision de la croissance et de la diversification des interventions artistiques dans les gares françaises et internationales. Ils s’appuient sur ce premier travail pour centrer désormais leur conversation sur le cas de la gare d’Austerlitz, prise dans un vaste programme de rénovation et de transformation, au sein de la ZAC Seine Rive gauche et support d’une programmation artistique et culturelle qui expérimente de nouveaux langages, teste de nouvelles localisations des œuvres dans les espaces intérieurs et extérieurs de la gare et varie les types d’accrochage au fil des saisons. L’échange, qui a pris place durant l’été 2017 a donc délibérément choisi d’éviter un caractère descriptif (on se reportera aux livres édités en 2015 et 2016 par Gares & connexions pour mieux connaître les œuvres, les artistes et leurs projets [1] ainsi qu’aux liens fournis au fil de cette page vers des sites de référence pour chaque artiste cité). Il n’est pas non plus orienté vers une justification de l’institutionnalisation artistique dans l’enceinte ferroviaire. En revanche, le dialogue cherche à saisir de manière conjointe, dans le cas singulier d’Austerlitz, la dynamique artistique et la dynamique de rénovation de la gare. On a donc demandé au principal intéressé comment sa vision de l’art en gare s’est progressivement construite, comment flair, intuition et expérience s’articulent pour faire dialoguer et valoriser mutuellement certaines créations avec le potentiel ferroviaire lui-même mutant. Enfin, on tente de définir les étapes de l’apprentissage de l’office de développeur artistique de gare, entre négociations avec l’espace, avec l’institution ferroviaire, avec les sphères culturelles, et hasard des rencontres.

Encadré 1. Retour sur le programme Gares du PUCA

Trois séminaires associant PUCA et SNCF Gares & connexions ont été organisés de janvier à juin 2016 afin de questionner les dynamiques d’innovation des gares au prisme de questionnements de recherche multidisciplinaires. Environ 200 participants, issus de manière équilibrée des milieux académiques, des personnels des collectivités territoriales français et étrangers et des opérateurs de transport et de mobilité se sont retrouvés autour de présentations théoriques, de communications thématiques (présentations de thèses en cours) et de retours d’expérience touchant des segments de gares et des pôles d’échange métropolitains, mais aussi en ville moyenne et dans des zones plus rurales.

Après un premier séminaire sur les effets ambigus de la digitalisation des gares et un deuxième consacré au développement des services marchands et non marchands en gare. le dernier séminaire est parti du constat de l’avènement de la gare comme point focal des nouvelles scènes artistiques urbaines. Il a rassemblé des commissaires d’exposition, des directeurs de festival (musique, théâtre, photographie), des chefs de gare de plusieurs pays européens, mais aussi des élus parisiens, des artistes, des agents du ministère de la Culture et des chercheurs pour questionner les dynamiques culturelles et patrimoniales associées aux gares. Les conditions de production, de réception collective des œuvres, et les enjeux territoriaux et institutionnels associés ont été abordés et les résultats portent sur trois points : premièrement, la propension des gares à devenir scènes d’art urbain est un mouvement international, qui ne touche pas seulement des grandes gares et des pays développés, et ce mouvement s’explique par l’implication de personnalités situées au croisement des mondes culturel et ferroviaire. Deuxièmement, l’art en gare cherche évidemment une vitrine institutionnelle, mais il interpelle également un public qui n’est pas constitué et reste appréhendé de manière floue. Enfin, bien au-delà des enjeux d’habillage de palissades de chantier, l’artialisation des gares montre l’existence de stratégies culturelles de plus en plus élaborées de la part des opérateurs de gare.

Nacima Baron : La "mise en art" de la gare d’Austerlitz ne prend pas tout à fait le même sens si on l’observe d’un point de vue strictement artistique ou si on la resitue dans le moment de transition actuel, entre la livraison de la Cour Seine (2015), la construction d’un pôle de bureaux, les travaux en cours côté Jardin des Plantes, bref, dans ce chantier de longue haleine... (encadré 2)

Encadré 2. Austerlitz, aujourd’hui et demain

# Pôle intermodal RER - Métro croisant les lignes 5, 10 et C (environ 80 000 voyageurs par jour)
# 23 millions de voyageurs SNCF annuels dont 14 millions de voyageurs Transilien
# Projet Austerlitz 2020 avec la SEMAPA, la SNCF, Kaufmann&Broad, Altarea Cogedim, Indigo
# Capacité cible pour la gare en 2025 : 33 millions de voyageurs
# Opération de démolition et construction de nouveaux bâtiments
# Relocalisation de services SNCF
# Création d’environ 20 000 m2 de commerces et 50 000 m2 de bureaux
# Cinq phases de travaux de 2016 à 2021 :
 → Rénovation de la cour Seine
 → Rénovation de la halle et construction de 8500 m2 de bureaux destinés à la SNCF
 → Rampe côté Muséum, parking et zones de service aux voyageurs
 → Construction d’un pont et valorisation du parc en continuité avec la Salpêtrière

Dariush Kowsar : Oui, notre aventure artistique trouve une raison d’être dans le grand mouvement – en cours – de transformation et d’ouverture sur la ville de la gare d’Austerlitz. J’aime l’idée que la gare devienne l’équivalent de la « piazza » dans une ville italienne, ce lieu de sociabilité et d’activité auquel des grands architectes et artistes ont donné une forme singulière. L’art en gare représente à la fois un levier et un révélateur de cette ambition. Elle s’inscrit d’ailleurs pleinement dans la volonté de SNCF Gares & connexions de faire de nos gares des « City Boosters », des lieux qui contribuent au dynamisme culturel et économique de nos quartiers, de nos villes. L’exposition Corto Maltese inaugurée voici quelques jours en constitue un bon exemple : un héros populaire qui, je l’espère, va intéresser les voyageurs mais aussi attirer d’autres publics parisiens en gare. Cette exposition marque une occasion particulière, celle de la sortie d’un nouvel album et un partenariat réussi avec Casterman et CONG.

Photo 1. En hommage au 50e anniversaire du héros d’Hugo Pratt, Exposition Corto Maltese de juin à octobre 2017 à la gare d’Austerlitz. Photographie : © David Paquin

Nacima Baron : Après une demi-douzaine d’événements, quel regard portez-vous sur le parcours réalisé par SNCF Gares & connexions vis-à-vis de l’art en gare et sur votre propre apprentissage dans ce domaine ? Peut-on dire qu’il y a une acclimatation progressive des acteurs ferroviaires à l’égard de cette activité relativement nouvelle, ou même qu’il y a une montée en compétence ?

Dariush Kowsar : Oui, certainement. Nous avons fait du chemin et nous voulons continuer à apprendre et à expérimenter. Il y a cinq ou six ans, nous invitions des artistes pour des raisons assez prosaïques. Il s’agissait le plus souvent de profiter de la présence de palissades de chantier pour offrir aux visiteurs un habillage étonnant, décalé, sans pour autant avoir une vision claire et structurée du sens et du potentiel de ces expériences. Ensuite, nous avons travaillé avec une approche davantage événementielle et nous avons organisé des manifestations d’une certaine importance. Je pense au concert du Nohant Festival Chopin dans la Cour Seine transformée en théâtre grec ou encore à l’étonnante immersion dans l’œuvre de Pablo Valbuena lors de la Nuit Blanche 2014 (fig. 1). Lorsque nous avons exposé le travail à la fois profond et troublant de Blood Next Door en 2015, des clients et des collaborateurs nous ont fait part de leur incompréhension voire de leur colère. Les événements dramatiques du 13 novembre 2015 avaient eu lieu. Nous – SNCF Gares & connexions – avions alors réfléchi et échangé avec la Mairie du 13e arrondissement de Paris quant à la pertinence du maintien de l’exposition. Nous avions finalement pris la décision de la laisser en place car il nous avait semblé que, la liberté d’expression et l’art qui l’incarne faisant partie de notre patrimoine à tous, il ne fallait pas à ce moment précis y renoncer. Ainsi les expériences d’Austerlitz ont été, avec celles de quelques autres gares, quelque peu pionnières en France. Elles nous ont permis de mesurer comment la gare peut – par ses espaces, par son caractère ouvert, par la diversité de ses visiteurs – devenir un véritable pont vers l’expression artistique pour des publics variés et pas toujours habitués des galeries et des musées. L’expérience de format différents – affichages certes, mais aussi mises en espaces, concerts ou encore le travail sur site d’un collectif de street artists sur un train de fret en gare – nous a donné conscience de l’étendue des modalités possibles. Et pour finir, des expériences telles Nuit Blanche 2014, les FRAC ou encore Song for Ghost Travelers de Robin Meier pour la FIAC 2015, ont indiqué le sens spécifique d’un travail qui se ferait en résonance avec la ville et les territoires. Donc, finalement les initiatives se succèdent maintenant avec continuité en gare d’Austerlitz, la politique de l’art en gare s’est généralisée et Gares & connexions construit une approche de cette activité plus structurée.

Figure 1. Programmation culturelle et artistique en gare d’Austerlitz. Réalisation : N. Baron.

Nacima Baron : Vous parlez de cette dernière étape comme d’un aboutissement, au moins momentané. On voit que la transformation en cours de la gare et le renouvellement des expositions se répondent et s’articulent. Ainsi, le démarrage des événements artistiques, il y a quatre ans environ, est quasiment synchronisé avec le lancement du programme de transformation de cette gare. Les différentes étapes d’aménagement des cours ou du bâtiment sont rappelées à l’occasion des vernissages des différentes expositions. Cela veut-il dire pour vous que les œuvres peuvent ou doivent aider tout un chacun, vous, moi ou le voyageur, à regarder différemment ce bâtiment évolutif, à construire une relation avec ce dernier ?

Dariush Kowsar : Peut-être. La programmation et le montage des expositions nous aident, nous entreprise gestionnaire de gare, à continuer à interroger l’architecture mais aussi la vie, les flux, les activités de cette gare, à explorer la manière dont un bâti historique qui est en même temps un outil industriel fonctionne aussi comme un paysage vivant. Certaines caractéristiques techniques des productions comme leur volume, leur hauteur deviennent structurantes dans notre démarche et nous prêtons une grande attention aux conditions de visibilité des œuvres depuis un point fixe, mais aussi pour des voyageurs en mouvement vers et dans la gare. Cette recherche de la "bonne place" de chaque œuvre en gare est évidemment centrale du point de vue des conditions de réception. L’œuvre est en effet vue à la fois pour elle-même et par rapport à son environnement. Cet hiver, j’ai vu que quelqu’un avait twitté une photo d’une patrouille de soldats de l’opération Sentinelle passant devant les "superhéros" de Sacha Goldberger. C’est une manière de saisir les possibles interactions entre l’actualité et l’inactuel, entre l’œuvre et son "lieu", d’un côté, et le monde tel qu’il va, ici et maintenant.

Nacima Baron : Finalement, dans chacun des projets que vous accueillez, vous laissez une ouverture vers des interprétations et peut-être vers d’autres créations...

Dariush Kowsar : Oui, en tout cas c’est de plus en plus ce que l’on recherche. Par exemple les gares sont l’un derniers lieux urbains où l’on assiste à des embrassades, des marques d’attachement fort entre des individus (si l’on met de côté les écoles et les espaces fréquentés par des enfants, l’expression des émotions et des épanchements dans l’espace public restent plutôt limités, sauf peut-être dans les aéroports qui sont loin des villes). Dans la série de paysages urbains de Jean-François Rauzier, j’aimais bien l’idée que les voyageurs s’enlacent devant des clichés où d’autres gens s’embrassent, dans une mise en abyme involontaire et poétique. Récemment, nous avons fait encore plus que d’exposer les dessins d’Hugo Pratt ; nous avons accueilli une statue grandeur nature de Corto, et chacun peut se faire photographier avec lui, selon une approche davantage ludique. Petite confidence, le premier jour on lui a volé sa boucle d’oreille, preuve que les gens veulent garder quelque chose de cette expérience artistique éphémère.

Nacima Baron : On a d’ailleurs ici affaire à un personnage de la culture populaire, et, avec lui, Gares & connexions suggère peut-être une relation différente avec la gare, un lien de proximité, la possibilité de s’identifier à des personnalités originales. Comme Corto, tout voyageur est un peu un "pirate sentimental"...

Dariush Kowsar : Oui, je dirais que nos expositions ne dispensent pas de message, mais elles contribuent à créer un univers. Avec Corto, on recherche une interaction avec un public plus large, on parle à l’enfant, dont l’une des figures favorites est celle du pirate, en même temps qu’à l’adulte, pour qui Corto est un globe-trotter, un sang mêlé, mais aussi un modèle humain et moral. Corto Maltese possède une sensibilité qui entre en résonance avec notre époque. Il traverse le monde colonial du début du xxe siècle sans préjugés... Peut-être vais-je déjà trop loin, dans une reconstruction a posteriori, mais c’est pour souligner comment l’action artistique doit faire sens dans la relation que nous construisons avec le public. Dans l’exposition Corto comme dans les autres, le choix des artistes et des œuvres est donc l’objet d’une démarche fondée sur le coup de cœur, mais aussi sur la recherche d’œuvres qui produisent de l’attachement, qui dégagent des émotions positives, et qui peuvent rassembler le plus largement possible.

Photo 2. Une approche ludique de l’art en gare : un selfie avec Corto. Photographie : N. Baron, 11 juillet 2017.

Nacima Baron : Je comprends bien que chacune des installations s’inscrit dans un projet d’entreprise spécifique. Mais j’aimerais en savoir plus sur les coulisses du processus de construction du projet artistique et culturel. Comment travaillez-vous ? Par appel d’offres ?

Dariush Kowsar : Notre ligne de conduite s’est constituée progressivement et s’est stabilisée récemment, avec – pour Austerlitz – le principe de deux programmations majeures par an. Nous avons choisi de donner la priorité aux expressions artistiques contemporaines.

En effet, la gare d’Austerlitz est en pleine mutation et constitue, comme vous l’avez évoqué, le lien physique entre le Paris historique du 5e arrondissement et le Paris contemporain de la ZAC Rive Gauche. En traversant la gare elle-même, on passe de la halle majestueuse conçue par l’architecte Mathieu sous le Second Empire à une cour Seine dotée d’une marquise ondulée signée AREP – Ateliers Jean Nouvel. Alors il nous a semblé que l’art contemporain était la manière la plus appropriée d’accompagner le trajet du voyageur entre la gare d’hier et celle de demain.

Sur ce point, bien sûr, beaucoup d’expériences étrangères et françaises ont été source d’inspiration, à commencer par la RATP, qui travaille depuis longtemps la question de l’action artistique, la programmation d’événements, l’animation culturelle. D’autres expériences d’intégration artistiques dans les espaces de transport nous ont d’ailleurs inspirés. Je pense à ce que fait la Städtische Galerie Wolfsburg qui inscrit l’art contemporain intégré dans l’aménagement même de certaines zones d’attente ou encore au Rijksmuseum Schiphol qui permet de visiter, entre deux vols, et dans un espace dédié, de toutes petites sélections d’œuvres classiques. Quant aux modalités de choix des œuvres et des artistes, elles sont par définition évolutives. Les expériences faites d’une part, la volonté fortement affirmée de SNCF Gares & connexions de jouer un rôle de « booster » dans ce domaine d’autre part, nous conduisent à nous positionner aujourd’hui comme espace à la fois complémentaire et alternatif à d’autres lieux culturels (le musée, la rue).

Au début, dans le choix des œuvres et des artistes, nous suivions surtout le hasard des rencontres. Progressivement, notre politique s’est affirmée, les partenariats culturels se sont structurés. Nous avons tiré des enseignements de nos précédentes expériences et nous avons identifié les leviers à notre disposition. J’en détaillerai trois :

– Le premier, ce sont les espaces. Notre programmation se décline à chaque fois en fonction du contexte spécifique de la gare, sa topologie, sa géométrie, sa spatialité, son potentiel de mémoire. Kinématope de Pablo Valbuena est né de la rencontre entre un directeur artistique, l’artiste et la gare. Si l’idée de Pablo avait déjà pris forme, pour exister elle avait besoin d’une colonnade. C’est le directeur artistique de Nuit Blanche pour la Ville de Paris, José Manuel Gonçalves qui, explorant la gare avec nous, a su voir le potentiel du lieu, faire le lien avec l’artiste, trouver dans nos espaces, des possibilités inattendues. Désormais, cette personne est responsable de la politique artistique et culturelle de la société du Grand Paris et porte un schéma directeur des actions culturelles au cœur d’un grand projet de transport métropolitain.

– Le deuxième levier est institutionnel et organisationnel. Progressivement, le rapport initialement informel avec les artistes, galeristes, organisateurs de festivals et commissaires d’exposition a été ordonné. On travaille maintenant sur des bases contractuelles et des financements davantage stabilisés. Cela permet d’aller plus loin, de démultiplier. Aujourd’hui on a le plaisir, à Gares & connexions, de voir venir à nous des grandes institutions culturelles, comme la FIAC, le Nohant Festival Chopin...

– En troisième lieu, on a appris à « produire » et on a noué des partenariats avec des professionnels dont on connait la qualité de l’accrochage.

Nacima Baron : En somme tout cela s’est industrialisé. N’y voyez-vous pas le risque de perdre la "fraicheur" des premiers temps ? La programmation d’expositions photographiques en gare doit beaucoup au flair et aux relations de Sylvain Bailly, "Monsieur Culture" à Gares & connexions [2]. N’avez-vous pas peur de banaliser quelque peu vos choix de programmation ?

Dariush Kowsar : Non, du moins je l’espère. D’autres rencontres que j’ai eu envie de provoquer permettent de continuer à dialoguer avec l’informalité, parfois même avec une certaine contre-culture. Un matin j’ai remarqué que l’un des grands bacs en fonte où se trouvent nos oliviers avait été « tagué » avec un jeu de lignes et de spirales blanches en craie. Je l’ai pris en photo avant que le service de nettoyage ne l’efface (photo 3). Après quelques recherches nous avons pu identifier l’auteur de ce travail poétique et éphémère : Jordan Saget. Nous l’avons rencontré et qui sait, nous ferons peut-être quelque chose ensemble à l’avenir.

Photo 3. Une esquisse de Jordan Saget, à la gare d’Austerlitz. Photographie : D. Kowsar.

Le lien entre Gares & connexions et les artistes reste aussi ouvert à des concours de circonstances. Cela me fait penser à une autre occasion imprévue : la sculpture de Denis Monfleur à la mémoire des brigades internationales. Elle est arrivée en Cour Seine un peu « par effraction » dans le sens où elle n’était ni dans la programmation artistique, ni dans le projet d’aménagement de la cour Seine. Elle a été proposée par l’association des amis des combattants en Espagne républicaine qui souhaitait marquer le quatre-vingtième anniversaire de leur départ depuis Austerlitz (photo 4). Les sujets liés à la mémoire sont toujours sensibles, et les différentes mémoires de la gare s’y croisent : celle des cheminots morts pour la France, celle – sombre – des 20 000 Juifs déportés à Pithiviers et Beaune-la-Rolande et celles des brigadistes. Après un dialogue avec l’association et la Ville de Paris, le monument a finalement trouvé ses dimensions et sa place dans le parcours mémoriel de la gare, au milieu du ballet de skaters...

Bref, les conditions des partenariats et nos capacités à produire se sont précisées mais les voies du dialogue restent multiples. Si la direction des partenariats culturels de Gares & connexions – qui fait un travail remarquable – nous amène désormais la plupart des projets, il arrive encore que nous soyons, avec les collaborateurs de l’Unité Gare d’Austerlitz, à l’initiative. Comme directeur de la gare, je m’arroge le dernier mot. Gares & connexions avait un projet sur Corto, qui initialement n’était pas destiné à Austerlitz. Je l’ai voulu à tout prix...

Photo 4. L’apporteur de l’espoir, Cour Seine (Denis Monfleur). Photographie : N. Baron, septembre 2017.

Nacima Baron : La gare d’Austerlitz est, comme toutes les gares, faite de multiples zonages. Le voyageur en correspondance traverse la gare, mais aussi le métro 5 et peut emprunter le RER C, qui sont d’autres lieux dans lesquels RATP mène aussi différents projets artistiques et culturels. Toutes ces séparations ne nuisent-elles pas à la cohérence d’une démarche autour du parcours artistique d’un voyageur intermodal ?

Dariush Kowsar : Oui et non. D’abord, SNCF est elle-même plurielle. SNCF Réseau est propriétaire des quais et d’une partie de la verrière d’Austerlitz, mais il y a entre Gares & connexions et Réseau un accord tacite selon lequel c’est plutôt Gares & connexions qui porte l’action artistique et parle au public. Il nous arrive aussi de travailler avec des transporteurs : l’année dernière un collectif d’artistes de l’association Vitry’n Urbaine a repeint une nuit durant les wagons d’un train de marchandises sur nos quais. Ensuite, il y a comme vous le rappelez la juxtaposition des démarches de la RATP et de la SNCF à Austerlitz : c’est vrai que l’usager qui vient à la gare d’Austerlitz en métro commence son parcours avec un poème ou un musicien et finit par des visuels. C’est vous qui me faites penser à cet enchainement, que l’on pourrait peut-être mieux articuler. Et, si on procède par cercles concentriques, n’oublions pas la Cité de la mode, notre proche voisine, avec laquelle j’espère construire des continuités créatives depuis l’intérieur de la gare jusqu’à la Seine. Le croquis à main levée que j’ai réalisé pour illustrer notre conversation met en relief un parcours tracé en jaune, en forme de S qui identifie une zone d’exposition conçue comme un pont entre la partie historique de la gare, côté Jardin des plantes et boulevard de l’hôpital, vers la Seine et les nouveaux programmes de l’avenue de France (fig. 2).

Figure 2. Contexte et localisation de la zone d’exposition en gare d’Austerlitz. Croquis original de D. Kowsar, septembre 2017.

Nacima Baron : Parlons maintenant du rôle et de la place de l’art dans le projet Austerlitz 2020. Y aura-t-il des lieux affectés à des fonctions d’exposition ou de création vivante ?

Dariush Kowsar : Personnellement, j’y suis opposé. Je n’ai pas très envie d’une gare où l’on réserve une « enceinte fermée » à l’art. Je crois à l’immersion des œuvres dans un espace circulé, avec les bons rapports d’échelle et de proportion. Bien sûr, la présentation d’une collection peut nécessiter ponctuellement un espace dans lequel on approfondisse la visite, et où on puisse protéger les œuvres. Mais la spécificité d’une gare est bien d’être un espace de circulation et de services, un espace industriel avec des trains, des voyageurs, des commerces et c’est la rencontre entre cet espace et un public varié qui constitue au fond la singularité de l’art en gare.

Nacima Baron : On passe ici de l’art à la dimension mnémonique des gares et aux enjeux patrimoniaux. Houellebecq, en 2010, publie le roman qui lui vaut le Goncourt, intitulé La carte et le territoire, dont l’action se déroule à quelques pas de la gare d’Austerlitz. Le romancier porte un regard désabusé sur l’agonie des bistrots populaires du boulevard Vincent Auriol, sur la transformation des tours du 13e arrondissement. On sait que la gare d’Austerlitz forme le socle foncier d’une immense opération de transformation de la rive gauche, qui efface la mémoire vécue... Est-ce que l’art et le patrimoine peuvent jouer un rôle dans ce bouleversement ?

Dariush Kowsar : Je vous suis sur ce point. Le quartier d’Austerlitz et en particulier la gare gardent encore un certain parfum provincial, sinon "rétro". C’est la singularité de la gare dont j’ai la responsabilité, parmi toutes les autres grandes gares parisiennes, et c’est aussi et surtout demain une vraie ressource. Tenez, il y a quelques jours, il y avait un tournage de film dans la cour Muséum et on avait reconstitué une ligne de taxis, avec des Renault, des Citroën des années 1970. J’ai "senti" de manière tout à fait proustienne que le charme singulier d’Austerlitz rejouait, qu’il ramène, avec les anciennes façades défraichies, à la gare d’autrefois... C’est pour cela que je cible des expositions tournées non vers la nostalgie mais vers la production contemporaine, afin de travailler le décalage. D’ici quelques années, lorsque le programme Austerlitz 2020 sera finalisé, ce parfum parisien de toujours que porte la gare pourra constituer un point d’appui, voire une accroche pour des initiatives artistiques qui pourraient faire un pont entre la dimension historique et patrimoniale, les ancrages urbains de la gare côté Jardin des plantes, c’est-à-dire le Paris historique, et la nouvelle rive gauche.

Nacima Baron : En fin de compte, la montée en puissance de la programmation artistique et la consolidation de la stratégie du gestionnaire des gares en matière de valorisation artistique apparait comme avérée et revendiquée. Cette activité remplit de multiples finalités, ouvertes et ajustables selon le contexte. Le long processus qui modifie la gare d’Austerlitz de mois en mois et qui en anime les espaces par des événements désormais biannuels peut être saisi à la fois du point de vue d’une opération d’urbanisme transitoire et interrogé comme un stratagème pour renforcer de création de valeur. Implique-t-il un façonnage de l’espace de la gare, de sa substance et de sa matérialité, manière de prendre sa mesure ou sa démesure ? À coup sûr. Est-il support de communication avec les voyageurs et élément central dans la création d’ambiances ? Sans nul doute aussi. Mais avant tout, l’activité d’organisation d’expositions et événements en gare se donne comme un processus de management resté éminemment "artisanal" parce qu’intuitif, pragmatique, toujours négocié. Ces quelques années de développement artistique ont visiblement accompagné et construit une connaissance intime de la gare, de tous les potentiels plastiques qu’offrent sa spatialité et sa longue trajectoire urbaine.

Nacima Baron est normalienne, agrégée de géographie, diplômée de l’École pratique des hautes études et professeur à l’Université Paris-Est. Elle est rattachée au laboratoire Ville Mobilité Transport. Elle enseigne dans trois sites : à l’École des Ponts, où elle coordonne un module sur les gares ; à l’École d’urbanisme de Paris, où elle est coresponsable de la voie recherche du master et à l’Institut d’urbanisme de Rabat où elle pilote un workshop annuel. Ses champs d’enseignement couvrent les politiques d’aménagement métropolitain et les grands projets d’infrastructures. Elle a coordonné à partir de 2014 avec Nathalie Roseau un séminaire de l’École des Ponts « Les gares au miroir de l’urbain », puis à partir de 2015-2016 un programme du PUCA sur les gares. Actuellement, elle pilote un programme de recherche porté conjointement par l’École Française de Rome et la Casa de Velázquez sur les mutations contemporaines des cultures de la planification des mobilités en Espagne.

Dariush Kowsar est directeur de la Gare de Paris Austerlitz. Ingénieur, il est diplômé de l’Université de Rome « La Sapienza » après un cursus au Centre for Transport Studies - University College London et une spécialisation dans la gestion des systèmes de transport. Après une expérience comme ingénieur consultant auprès de SOTECNI-SYSTRA, il a intégré le Groupe SNCF fin 2000. Chargé d’études socio-économiques pour la création de lignes nouvelles à grande vitesse, chef de projet pour le développement des autoroutes ferroviaires en France, il a été directeur de cabinet auprès de la directrice de la stratégie SNCF. Il a travaillé à partir de 2009 au développement international des activités du groupe, notamment en Inde et en Russie et contribué aux travaux du Conseil d’analyse stratégique sur l’export ferroviaire français. Il a été directeur des affaires territoriales de SNCF sur le réseau de Paris-Nord avant d’intégrer, en 2014, la branche SNCF Gares & connexions.

Notes

[1Patrick Ropert [2016], Art en gares, connexions artistiques 2015, Débats publics, 142 p., non publié. Patrick Ropert [2017], Art en gares, connexions artistiques 2016, Débats publics, 143 p., non publié.

[2Portrait de Sylvain Bailly, responsable des affaires culturelles, Les Infos SNCF Voyageurs, no69, juin 2017, p. 14.