FLUX NUMERO 100 # > Artistes, chercheurs et réseaux

 

Les mondes ouvriers de la logistique. Dialogue autour d’un observatoire photographique – in progress

Cécile Cuny, Hortense Soichet

« La zone est peut-être un système très complexe de pièges… je ne sais pas ce qui s’y passe en l’absence de l’homme, mais à peine arrive quelqu’un que tout se met en branle… la zone est exactement comme nous l’avons créée nous-mêmes, comme notre état d’âme… je ne sais pas ce qui se passe, ça ne dépend pas de la zone, ça dépend de nous. »

Stalker d’Andreï Tarkovski, 1979

Depuis 2016, une équipe constituée d’une douzaine de chercheuses et chercheurs issus de la sociologie, de l’histoire, de la géographie et de la photographie explore les mondes ouvriers de la logistique en région parisienne, à Orléans, dans la région métropolitaine de Francfort et à Kassel [1]. La première phase du travail photographique réalisé dans ce contexte porte sur l’observation des lieux dédiés à cette activité économique. Il s’agit de zones situées en périphérie de grandes agglomérations et concentrant un nombre important d’entrepôts appartenant à des entreprises de la grande distribution, de l’industrie ou à des prestataires spécialisés. Les images réalisées sur les zones logistiques ont été produites en interaction avec d’autres volets du projet, en particulier une campagne d’entretiens auprès des acteurs du développement économique et de l’urbanisme – développeurs immobiliers, services municipaux, métropolitains ou régionaux, directions locales ou régionales des entreprises. Au sein du projet, chercheuses, chercheurs et photographes passent d’un site à l’autre, changeant parfois de positions (photographe à Francfort, intervieweuse à Paris, etc.). Les observatoires, comme les entretiens réalisés en parallèle, ont d’abord eu une visée exploratoire avant de devenir des objets à part entière de la recherche, proposant une écriture de la matérialité des zones logistiques explorées. Ce qui suit prend la forme d’un texte à deux voix, entre Cécile Cuny, sociologue et photographe, et Hortense Soichet, photographe ; il porte sur la manière d’approcher notre sujet d’enquête par le biais de l’image.

Hortense Soichet : Ma participation au projet Worklog répond à une curiosité inspirée par ces espaces où l’on se rend rarement par hasard et qui souffrent d’un déficit de représentation. Ils sont la part invisible de nos villes, les coulisses de l’économie permettant l’approvisionnement des principaux centres urbains. Derrière les façades ondulées semble se jouer l’avenir d’un monde ouvrier en pleine mutation que cette recherche va me permettre de découvrir et de donner à voir.
C’est par le biais des premières réunions autour de la mise en place du projet collectif que je découvre peu à peu cet univers, très éloigné des zones d’habitat qui sont d’ordinaire mes terrains de prédilection [2]. Ne pouvant m’appuyer sur un corpus d’images réalisées sur le sujet, j’ai dû me contenter des descriptions des chercheurs du groupe et des informations que je suis parvenue à comprendre durant les échanges, alimentant le mystère que ces zones m’inspirent. La méthode envisagée pour mener à bien la recherche m’a semblé tout aussi atypique : aborder un secteur d’activité sans pour autant en montrer l’activité, c’est-à-dire que le travail ne serait pas l’objet de la recherche mais son sous-texte et son hors-champ, jamais visible mais toujours présent.
J’ai donc commencé à parcourir les deux zones logistiques sur lesquelles je travaille en France en vision aérienne et via Google Street View, imaginant que la vision immersive pouvait faire partie du projet. J’ai envisagé dans un premier temps de refaire un travail qui interrogerait le rapport entre vision piétonnière et vision immersive comme cela a été le cas à Hambourg en 2014 avec Anne Jarrigeon, Lucinda Groueff et Vivianne Perelmuter [3], mais rapidement, je me suis rendue compte que le terrain ne s’y prêtait pas, en raison de l’absence de personnes sur les images de Street View, alors que ce qui m’avait intéressée à Hambourg était justement la présence des piétons.
Sur ces zones logistiques, le décalage trop important par endroit entre les images véhiculées par Google et l’état actuel du terrain rendait impossible de créer une articulation entre les deux représentations, aérienne et piétonnière. Par exemple, à Orléans, toute une partie de la zone a été construite récemment, et jusqu’en 2017, les images de Google Street View et Google Earth ne montraient pas ces nouveaux aménagements.

Captures d’écran issues de Google Earth de la zone logistique de Saran-Ormes à proximité d’Orléans, à gauche au printemps 2016 et à droite à l’automne 2017.

En plus de cette exploration en ligne, j’ai effectué les premiers repérages in situ aux côtés de David Gaborieau [4] alors en train de finir sa thèse sur la trajectoire des ouvriers de la logistique. Il m’a servi de guide afin de saisir au mieux la spécificité de ces espaces.

Cécile Cuny : Ma rencontre avec les zones logistiques se fait dans les bureaux de personnes chargées de les planifier ou d’en faire la promotion. Elles suscitent des récits ambigus : mes interlocuteurs regrettent les industries défuntes ou les anciens terrains agricoles qu’elles sont venues remplacer, mais se consolent en avançant que la logistique serait devenue plus intelligente et plus propre que par le passé, qu’elle serait productrice de valeur pour le territoire comme pour l’économie globale. Les chiffres s’accumulent : surfaces, emplois au mètre carré, tonnages, distances parcourues, temps de livraison attestent d’une industrie en plein essor et performante. Sur les images satellites, j’ai vite appris à repérer les concentrations d’entrepôts : petits amas blancs en périphérie des grandes agglomérations et à proximité des infrastructures de transport, elles sont ces lieux où les citadines affairées et les flâneurs mettent rarement les pieds. Vues de plus près, les zones logistiques me font l’effet de petits circuits intégrés : les petites pattes des camions accrochées aux boîtes des entrepôts me fascinent tout en me laissant perplexe. Des usines du 21e siècle ? Un monde d’automates et de robots intelligents ? Des ouvriers soumis à la chaine invisible des flux ? Les images vont bon train.

Prise de vue de repérage, zone logistique en périphérie de Francfort, mars 2015 (Cécile Cuny)

Le 26 mars 2015, je me rends pour la première fois dans une zone logistique située en périphérie de Francfort pour me faire une première idée. Elle m’a été indiquée par le secrétaire régional du syndicat Ver.di, chargé de négocier les accords de la branche logistique pour la grande distribution à l’échelle du Land. Un groupe de grande distribution allemand est censé y avoir un centre alimentant en produits alimentaires secs l’ensemble des supermarchés de l’une de ses chaînes – mais mon interlocuteur n’y est lui-même jamais allé. Pour lui, la logistique semble se résumer aux grèves des salariés d’Amazon à Bad Hersfeld, dans le nord du Land. La photographie ci-dessus est l’une des seules que je ramène de mon expédition : à peine débarquée du bus qui me dépose à l’entrée de la zone, un homme m’accoste et me demande ce que je trouve de si intéressant à photographier dans la façade de son entreprise. Je ne m’étais pas préparée à ce genre de questions, je prends conscience que je peux passer pour une espionne. Je bafouille, parle d’une étude universitaire sur le paysage mais je n’ose plus, ensuite, photographier ou prendre des notes. Il y a très peu de passants, je me sens déplacée dans ces rues désertes. Je marche sans m’arrêter, en essayant de mémoriser les noms que je vois sur les enseignes. Mes notes de ce jour dressent une liste à la Prévert de tout ce que j’ai vu sans avoir osé le photographier : camions en stationnement, chauffeurs absorbés par leurs tablettes, distributeur de cigarettes, sacs de hamburger à emporter, familles qui viennent en voiture au McDo.

Hortense Soichet : Ces espaces sont perturbants car très homogènes, souvent d’apparence aseptisés et ne laissant rien transparaître de l’activité qui se déroule derrière les cloisons des entrepôts.

Photographie issue du transect sur la zone de Bussy-Saint-Georges, printemps 2016 (Hortense Soichet)

On y croise peu de monde à pied et les quelques personnes présentes ne s’y attardent pas. Dans le champ photographique, il y a une sur-abondance d’images communicationnelles sur le sujet de la logistique et quelques rares travaux effectués par des auteurs ou artistes sur des univers proches.
Parmi eux, des photographes s’intéressent à la transformation des paysages comme Edith Roux avec sa série Euroland [5], restant à distance des sites ; d’autres pénètrent les enceintes des usines et entrepôts comme c’est le cas de Claire Chevrier pour la série Il fait jour [6] sans pour autant donner à voir ce qui se passe en dehors du temps de travail, ce à quoi s’attèle Raphaël Helle pour son reportage La Peuge [7] portant sur le quotidien des ouvriers de l’usine Peugeot de Sochaux.
Allan Sekula, quant à lui, a une approche particulièrement pertinente au regard de ce que nous souhaitons mettre en œuvre. A partir des années 1970, cet artiste a développé une œuvre le conduisant à porter un regard critique sur le monde du travail et les mécanismes du capitalisme. Une de ses premières séries, Aerospace Folktales (1973), se présente comme un montage photographique et textuel abordant la relation entre le monde du travail et la vie privée à partir de la situation de son père venant d’être licencié de son poste d’ingénieur dans l’industrie aéronautique. Le photographe interroge les codes photographiques dominant de l’époque, à savoir le photoreportage et la photographie de famille, s’en empare pour mieux s’en affranchir en donnant une vision acerbe du quotidien d’une famille américaine de la classe moyenne. Son travail photographique critique s’est poursuivi dans les années 1980 et 1990 à travers une recherche au long cours intitulée Fish Story [8] sur le monde oublié de la mer et les enjeux commerciaux qu’il représente. Par les sujets traités et l’usage d’une photographie documentaire critique se nourrissant des sciences humaines et sociales [9], les travaux d’Allan Sekula sont une source d’inspiration pour l’ensemble de notre recherche.

Cécile Cuny : D’un point de vue méthodologique, plusieurs références nous inspirent également : les observatoires du paysage mis en place à la fin des années 1990 dans plusieurs communes françaises par le ministère de l’Environnement [10], la série de Laurent Malone et Dennis Adams intitulée JFK ou encore Every Building on the Sunset Strip [11] d’Edward Ruscha.

Dennis Adams et Laurent Malone, JFK, Marseille, LMX Éditions, 2002.

Marcher et photographier sont les deux principes qui orientent les démarches à visée exploratoire qu’Hortense et moi mettons en place. Le pari d’une documentation systématique des espaces accessibles à la vue depuis la voie publique me séduit : peut-être parce que depuis que je me suis faite refoulée à Francfort, les zones logistiques m’apparaissent comme des terra incognita, une sorte de secret bien gardé, y compris contre l’œil intrusif de la « google car » en Allemagne. Mais c’est aussi de cette manière que j’avais abordé mes précédents terrains urbains : en marchant, on apprivoise l’inconnu, on conjure l’angoisse, on se crée des repères, on noue une familiarité avec les rues et les personnes régulièrement fréquentées.

Hortense Soichet : Nourrie par ces références, j’ai entamé le travail sur le terrain en partant en quête d’un protocole de prise de vue me permettant de rendre compte de la spécificité de ces zones logistiques. Nous avons réfléchi avec Cécile à l’utilisation de la méthode des observatoires, mais elle nous semblait proposer une définition contestable de l’objectivité, fondée sur la prétendue transparence du médium photographique et la neutralité de l’enregistrement mécanique. Nous voulions assumer nos subjectivités, nous laisser l’opportunité de partir dans des directions diverses, en fonction de la spécificité de nos terrains respectifs et de nos regards, nourris de références sociologiques et photographiques différentes. De mon côté, j’avais en tête de constituer un outil mis à la disposition des autres chercheurs du groupe pour qu’ils s’immergent à leur tour dans les zones.

Capture d’écran du webdoc réalisé à partir des transects photographiques menés sur les deux terrains français et consultable ici : http://hortensesoichet.free.fr/worklog/#Accueil.

D’un point de vue méthodologique, travailler à pied était une manière de tirer les enseignements de séries articulant image et déplacement sur lesquelles j’avais eu l’occasion de réfléchir depuis une dizaine d’années [12]. Celle de Laurent Malone et Dennis Adams réalisée à New York a été ma principale influence [13]. La pratique du transect photographique est fondée sur la traversée d’un espace, ponctuée de prises de vue. L’usage de la marche, qu’elle nécessite, est un moyen de se positionner à contre-pied des pratiques en cours dans ces espaces dédiés aux camions. La vision piétonnière devient ainsi un point de vue original et décalé pour donner à voir les zones. Alors que nous ne souhaitons pas pénétrer dans l’enceinte des bâtiments, pour mieux saisir l’écho du travail, la manière dont il se réfléchit et se réfracte dans la rue ou d’autres espaces publics, la photographie depuis la rue est contestée par les services de sécurité de certaines entreprises, bien qu’elle soit légalement autorisée tant en France qu’en Allemagne. La marche me permet d’être visible dans les lieux et de prendre au mieux la mesure des distances qui séparent les différents points de la zone. Cet observatoire photographique, prenant la forme de transects, c’est-à-dire de traversées en ligne droite en suivant une idée, a été réalisé au printemps 2016. Il m’a permis de faire connaissance avec le terrain et de documenter les axes principaux des zones de Bussy-Saint-Georges – Ferrière en région parisienne et d’Orléans-Saran.

Hortense Soichet, « 47°56’54’’ N 1°50’38’’ E ».

Afin de rendre compte de ces deux zones de manière identique, sur chaque voie les traversant, j’ai déterminé un nombre de points de vue que j’ai représentés sous la forme d’un ensemble d’images constitué des vues des quatre points cardinaux. Ces arrêts dans la marche ont été provoqués par un détail attirant mon attention, l’enregistrement d’un croisement ou un champ/contre-champ intéressant, ce qui impliquait à chaque fois de produire 4 images. Au total, plus de 2000 photographies rassemblées en quadriptyques, soit 500 montages sont présentées sur le support en ligne [14], me servant d’outil de monstration du travail en cours. Elles sont visibles sous la forme de diaporamas et légendées avec les coordonnées GPS de chaque point, ce qui laisse la possibilité d’aller voir leur localisation exacte sur Google Maps. L’enjeu était double : découvrir ces espaces en les arpentant au rythme lent de la prise de vue et effectuer un relevé photographique de l’état actuel de ces deux zones en donnant à voir l’ensemble des voies les traversant. Cette première série d’images est complétée par des portraits effectués au gré des rencontres sur les zones. À chaque personne, je demande ce qu’elle vient faire ici, ce qui me permet par la suite de rédiger des légendes courtes.

Hortense Soichet, « chauffeur poids lourd allemand », Bussy, 2016.

Cécile Cuny : Je commence les observatoires dans la région de Francfort et à Kassel, en même temps qu’une enquête auprès des entreprises, agences d’intérim, centres de placement pour les chômeurs, associations d’entrepreneurs et services du développement économique de chaque zone. Les deux zones choisies me plaisent parce qu’elles sont anciennes, développées par les pouvoirs publics à partir de la fin des années 1980 pour celle de la périphérie de Francfort, des années 1990 pour celle de Kassel. Aujourd’hui, leur extension, qui connaît de nombreuses limites du fait de la proximité de tissus urbains préexistants, est confiée à des promoteurs privés. Pour me rapprocher des coupes transversales dans le paysage réalisées par Hortense, je choisis, avant de me rendre sur le terrain, trois axes traversants à Francfort et deux boucles reliées en leur centre à Kassel, qui me semblent à même de rendre compte des transitions et interfaces entre les différents tissus et fonctions (transition habitat/zone logistique, entrée de ville, interface ville/nature).

Extrait de l’observatoire photographique, périphérie de Francfort, 2016 (Cécile Cuny)

Une fois sur place, les prises de vue sont réalisées depuis le trottoir d’en face et représentent les façades de manière frontale. Le 50 mm s’impose, parce que cette focale correspond à l’angle de vue le plus proche de celui de la perception humaine et qu’elle n’écrase pas les personnages.

Extrait de l’observatoire photographique, périphérie de Francfort, 2016 (Cécile Cuny)

Je ne fais pas de portraits mais j’intègre des scènes prises sur le vif, en passant. Par rapport au travail de Ruscha, chaque façade de linéaire est documentée de façon discontinue, partielle. Je ne vise pas l’exhaustivité de la « google car », mais je cherche plutôt à dérouler un film, qui comporte des saccades, des apories, des ruptures, qui sont aussi celles de mon cheminement et de ce qui, dans la zone, attrape ou non mon regard depuis la rue. De la référence à Ruscha, je conserve en revanche le montage tête-bêche des deux façades de linéaires, procédé qui induit un sens de lecture, et donc d’exploration de chaque linéaire, que vient déjouer la chronologie plus aléatoire des prises de vue. L’écriture du montage « démonte » et « remonte » le temps, comme l’écrit Georges Didi-Huberman [15].

Extrait de l’observatoire photographique, périphérie de Francfort, 2016 (Cécile Cuny)

La photographie rend possible un regard minutieux qui s’accroche aux textures, fissures, rugosités, inégalités, signes d’usure présents sur les façades, les grilles, les portails ou à la surface des routes.

Extrait de l’observatoire photographique, périphérie de Francfort, 2016 (Cécile Cuny)

Promeneurs, joggeurs, cyclistes, chasseurs comptent parmi les usagers réguliers de la zone. Alors que depuis ses origines, au début des années 1980, celle de Francfort a été conçue de manière à être séparée des espaces d’habitat par une infrastructure de transport, les usages quotidiens l’ont depuis longtemps réintégrée à la ville qui l’environne, ouvrant sans cesse le champ des possibles qu’un aménagement fonctionnaliste s’avère bien impuissant à contenir.

Extrait de l’observatoire photographique, périphérie de Francfort, 2016 (Cécile Cuny)

À côté de micro-évènements dont la représentation fait partie des codes classiques de la photographie de rue, des évènements plus importants attirent mon attention. Le chantier à ciel ouvert d’un nouveau parc logistique en cours de construction rend tout à coup apparents les arrangements matériels nécessaires à la circulation des flux et fixés dans la forme « entrepôt » (terrassement, édification d’une structure en béton et bois, cloisonnement intérieur de manière à pouvoir accueillir plusieurs clients). L’espace autrefois en friche est littéralement « produit » sous mes yeux. Par rapport aux parties les plus anciennes de la zone de Francfort, dont le développement s’étale entre la fin des années 1980 et aujourd’hui, les parties plus récentes offrent une façade homogène et lisse. Je touche ici aux limites de nos dispositifs d’exploration.

Extrait de l’observatoire photographique, périphérie de Kassel, 2017 (Cécile Cuny)

Les ouvriers en pause sont inaccessibles, barrés par des grilles, par un « chef » dont l’autorité s’étend parfois au-delà des limites des entrepôts et des parcelles, mais aussi par ma propre peur : de me faire « repérer », congédier, agresser. Je garde donc mes distances et m’en tiens à l’espace public et au paysage, seuls « sujets » que la législation me permet de photographier sans démarche préalable. La marche met aussi mon corps à l’épreuve d’un espace qui n’a pas été conçu pour moi (femme, piétonne et photographe) : ma féminité est régulièrement saluée par les klaxons des chauffeurs de poids lourds tandis que les contraintes d’aménagement de l’espace, fait pour la voiture et les camions, me conduisent aussi à abandonner le matériel qui ne trouve pas sa place sur les bas-côtés ou ralentit ma progression (les photographies sont prises à main levée alors que j’avais commencé au pied). L’ensemble de ces obstacles, matériels et symboliques, est thématisé par les apories, sauts ou ruptures du montage de chaque linéaire. Ma pratique de la photographie s’insère dans les failles du pouvoir et de ce qu’il prescrit à travers l’aménagement et les différentes formes du contrôle social de l’espace. Elle se déploie davantage à l’abri des regards, par exemple lorsqu’elle investit la zone durant ses périodes d’inactivité ou à partir de ses espaces délaissés, dégradés, sans occupation reconnue ou établie.

Extrait de l’observatoire photographique, périphérie de Kassel, 2017 (Cécile Cuny)

Depuis cette position, je produis une représentation toujours sur le fil, courant en permanence le risque de devoir s’interrompre ou s’annuler. Les moments et les espaces privilégiés par ce cadre sont, à l’image des ruines industrielles étudiées par Tim Edensor [16], des lieux qui échappent à l’ordre urbain dominant, dans lesquels le jeu avec la matière, associé au plaisir de l’exploration et de la découverte, trouve particulièrement à s’exprimer. Ce n’est donc pas non plus un hasard si ma documentation s’intensifie et se diversifie dans ses formes (croquis, vidéos, photos, prises de son) lorsqu’elle s’inscrit dans les interstices spatio-temporels qui rythment les différentes zones considérées (voies ferrées, autoroutes – qu’elles soient abandonnées ou non ; terrains vagues, friches, entrepôts déserts ou abandonnés ; parkings, terre-pleins plus ou moins aménagés, aires de stationnement ou trottoirs) : la respiration, l’ouverture et la disponibilité soudaines de la matière dans ces interstices stimulent mon imagination. La représentation proposée restitue l’espace de ces zones dans ce qu’il a d’hybride, de métissé, d’ambigu, apparemment chaotique et déstructuré. Plus qu’une documentation, la photographie « re-produit » aussi l’espace de la zone, c’est-à-dire qu’elle réarrange son ordre matériel et visuel à partir d’un autre cadre que la production des flux.

Hortense Soichet : La réalisation des transects m’a permis de mieux saisir notre objet de recherche en choisissant un dispositif photographique qui pourrait en restituer les spécificités. Tout d’abord, l’observation lente des lieux a nécessité d’y passer du temps. Être seule et à pied dans ces rues, équipée d’un appareil photographique, a facilité les rencontres et a donné lieu à la réalisation de quelques entretiens informels avec les personnes croisées et pour certaines photographiées. J’ai dû faire un pas de côté par rapport à ma pratique de la photographie qui est d’ordinaire fondée sur la rencontre avec l’autre rendant possible la prise de vue. Mais pour autant, ces rencontres sont restées sans suite, limitées à quelques échanges sur le moment et à la réalisation d’une photographie. Alors qu’au début de la recherche, nous avions envisagé de rencontrer les ouvriers avec lesquels nous mènerions des entretiens à l’extérieur des entreprises, cela s’est avéré bien plus complexe car les personnes croisées sont pressées et peu enclines à échanger.
Quant aux photographies des lieux, cela a généré une réflexion sur le fait de rendre visible ce qui ne l’est pas. Les entrepôts ne sont pas identifiables depuis la rue. On aperçoit l’entrée des bâtiments, quelques quais mais rien qui permette de savoir de quoi il s’agit. Que montrent alors ces images ? Elles donnent à voir des routes, des ronds-points, quelques rares espaces de rencontres et surtout des véhicules dont le flux est arrêté par la fixité de l’image. De ce fait, ces photographies ne renseignent pas tant sur la logistique qu’elles abordent l’impact de ce secteur d’activité sur l’organisation des espaces et les aménagements urbains. La navigation photographique que je propose rappelle le dispositif de la Google car, mais à hauteur d’homme et à partir d’un nombre limité de points de vue correspondant à une expérience sensible des lieux.

Cécile Cuny : Si l’expérience sensorielle et l’épreuve corporelle de la marche commandent les prises de vue dans le cadre des deux démarches, la prise de vue scande aussi la marche en lui imposant un certain nombre de contraintes, à commencer par celles de devoir faire des pauses régulières pour fixer le cadre (parfois avec l’aide d’un trépied qu’il faut déplier, positionner), attendre (dans certains cas longtemps) et déclencher. Prise de vue et marche sont donc deux processus distincts mais interdépendants, qui codéterminent le choix des points de vue effectivement documentés : une scène, un détail ou un paysage qui aura attiré notre attention pendant la marche doit aussi rentrer dans les cadres de la prise de vue (se situer dans une direction perpendiculaire à la route) pour pouvoir être photographiés. Les contraintes de la prise de vue photographique ne sont pas une lubie d’artistes. Elles sont une manière de tenir compte des conditions de la réception dès le moment de la prise de vue. L’apparente neutralité des images soutient en effet l’immersion du spectateur dans les images et les expériences ou intuitions qu’elles proposent. Les codes qui fondent cette « neutralité », soit la frontalité, la lisibilité et la sérialité au principe du « style documentaire » analysé par Olivier Lugon [17], donnent l’impression au spectateur qu’il perçoit la scène photographiée comme s’il était dans le corps des femmes photographes et épousait leurs regards. Les codes, à la fois esthétiques et culturels, au principe de cette illusion, conduisent à abolir aux yeux des spectatrices et spectateurs l’épaisseur du médium photographique, qui « s’annule [18] » au profit du référent, le paysage, la scène ou la façade photographiés. Comme l’énonce Danièle Méaux, « la "neutralité" tend ainsi à faire du paysage un monde offert dans sa complexité, son entropie et ses tensions internes dont le photographe peut se pénétrer. Elle entraine également le spectateur à un déchiffrement patient de l’espace qui lui est représenté [19]. »

Hortense Soichet : Les premières présentations de l’observatoire photographique sur les zones et le début d’une deuxième étape de la recherche consacrée à des itinéraires réalisés avec des ouvriers de la logistique ont donné lieu à de nouvelles pistes de travail : l’observation se poursuit sous la forme d’enregistrements vidéos et sonores pour lesquels j’envisage un montage composé d’images de ces espaces et de paroles des ouvriers sur leur activité professionnelle, comme un moyen de rendre visible l’activité logistique que l’on devine à peine lorsqu’on parcourt la zone. Puis, la réalisation des itinéraires avec un sociologue de l’équipe engendre un travail en deux temps : durant l’entretien en interaction avec le témoignage de l’ouvrier, puis d’analyse et de retour sur les lieux pour en produire une autre lecture photographique.
La temporalité de la recherche favorise l’expérimentation et rend possible l’approfondissement du sujet grâce à des échanges réguliers avec les membres de l’équipe et des partenaires extérieurs qui viennent enrichir nos discussions.

Cécile Cuny : L’écriture proposée reste provisoire : l’interface de montage utilisée (le logiciel de présentation Prezi) permet de visualiser ce que pourraient donner les linéaires dans un espace d’exposition. L’espace virtuel de cette interface, extensible à l’infini, permet d’alimenter les linéaires au fil des séjours. Certaines portions se densifient tandis que d’autres tombent en sommeil, avant de susciter une nouvelle attention au séjour suivant. Une sélection en trois étapes se dessine. D’abord sur le terrain où l’activité de la zone, les rencontres dans la rue, les informations obtenues en entretien modulent mon attention : à Kassel, ma famille m’accompagne, et mes enfants, qui font de la moindre pelouse un terrain de jeu, me rendent plus sensible à la faune et à la flore ; à Francfort, j‘ai séjourné seule, mais j’ai fréquenté plusieurs commerces situés dans le quartier d’habitation séparé de la zone par la voie ferrée. J’y ai entendu des récits d’accidents ou de contrebande que je consigne en attendant de savoir s’ils seront utiles. Les repères utilisés dans les conversations orientent mes propres déambulations, me rendent les lieux plus familiers, leur conférant un nouveau sens, ce qui commande de nouvelles photographies. De retour chez moi, les photographies reposent quelques jours, rarement plus, car leur sélection découle à la fois des impressions que je garde de la prise de vue et du sens général de l’ensemble, qui commence à se construire au fil des explorations. Ce sens ne s’exprime pas en mots (car lorsque c’est le cas, j’écarte les photographies, qui risquent de devenir illustratives) mais par une série de thèmes et de variations, qui reviennent d’une image à l’autre, se déploient sous des formes différentes d’un site à l’autre, donnant à l’ensemble un caractère systématique sans être répétitif. Une dernière étape correspondra à la production d’une exposition fin 2019. À ce stade, d’autres aspects entreront en ligne de compte : les relations nouées avec les ouvrières et les ouvriers travaillant dans les zones, les discussions avec les partenaires artistiques et scientifiques, la confiance que nous prêterons à nos choix éthiques, esthétiques et politiques.

Cécile Cuny est docteure en sociologie de l’Université Paris 8 et de l’Université Humboldt de Berlin (cotutelle), elle est maîtresse de conférences à l’École d’Urbanisme de Paris, chercheuse au Lab’urba (Université Paris-Est Marne-la-Vallée). Dans le cadre d’une délégation CNRS au Laboratoire Techniques, Territoires, Sociétés, elle coordonne une recherche collective sur « Les mondes ouvriers de la logistique », financée par l’Agence nationale de la recherche. Elle est également photographe, diplômée de l’École nationale supérieure Louis-Lumière. Après avoir fait partie jusqu’en 2007 d’un collectif d’artistes et participé dans ce cadre à une série d’expositions collectives, elle pratique désormais la photographie dans le cadre de ses enquêtes. Elle a assuré la codirection scientifique de deux séminaires franco-allemands sur les apports de l’image aux études urbaines, dont le groupe transversal du LabEx Futurs Urbains « Penser l’urbain par l’image ».

Hortense Soichet est photographe indépendante et chercheuse associée au Lab’Urba, Université Paris-Est. Docteure en esthétique de l’Université Paris 8, elle collabore régulièrement avec des chercheurs en sciences sociales. Ses travaux portent sur les mobilités, sur les espaces privés (notamment domestiques) et sur le rapport au corps dans le monde du travail. Membre du groupe transversal du LabEx Futurs Urbains « Penser l’urbain par l’image », elle enseigne la photographie et les arts plastiques à l’Université Paris 8 et Paris-Est. Elle est également membre du Studio Hans Lucas.

Notes

[1http://worklog.hypotheses.org, consulté le 29 janvier 2018.

[2Hortense Soichet, Intérieurs, logements à la Goutte d’Or, Paris, Créaphis, 2011 et Ensembles, Paris, Créaphis, 2014.

[3http://www.researchingacity.com/#In_Situ___On_line, consulté le 29 janvier 2018.

[4David Gaborieau, Des usines à colis. Trajectoire ouvrière des entrepôts de la grande distribution, thèse de doctorat en sociologie soutenue le 6 décembre 2016, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

[5http://www.edithroux.fr/works/euroland/index.php, consulté le 29 janvier 2018.

[6Claire Chevrier, Il fait jour, Paris, Loco, 2012.

[7http://www.lafrancevuedici.fr/reportage-la-peuge.php, consulté le 29 janvier 2018.

[8Allan Sekula, Fish Story, Düsseldorf, Richter Verlag / Rotterdam, Witte de With / Calais, Musée des Beaux-Arts et de la dentelle, 1995.

[9Philippe Bazin, Pour une photographie documentaire critique, Paris, Créaphis, 2017.

[11Edward Ruscha, Every Building on the Sunset Strip, Self-published book, 1966.

[12Hortense Soichet, Photographie & Mobilité. Pratiques artistiques contemporaines en déplacement, Paris, L’Harmattan, 2013.

[13Laurent Malone et Dennis Adams, JFK, op. cit.

[14http://hortensesoichet.free.fr/worklog/, consulté le 29 janvier 2018.

[15Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Éditions de Minuit, 2000.

[16Tim Edensor, Industrial Ruins. Space, Aesthetics and Materiality, Oxford, Berg, 2005.

[17Olivier Lugon, Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2002.

[18Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil, 1980, p. 77.

[19Danièle Méaux, Géo-photographies. Une approche renouvelée des territoires, Paris, Filigranes, 2015, p. 36.